Après The Irishman et autre Loup de Wall Street, il semblait logique que Martin Scorsese puisse s’attaquer aux fondements même de l’Amérique dont il décrit les dérives depuis plus de cinquante ans. Rien n’échappe à sa caméra : Taxi Driver démontre les conséquences d’un individualisme s’étendant à toute la société, Casino se fait portrait d’avarice et Goodfellas s’intéresse à la montée de la pègre et de la déformation de l’American Dream. Killers of the Flower Moon voit Scorsese revenir à ses sources et réunir ces sujets fétiches dans plus de trois heures de métrage. Le film est adapté du livre du même nom par David Grann (auteur entre autres de the Lost City of Z) et raconte l’histoire vraie et méconnue des meurtres de la tribu Osage par de riches entrepreneurs blancs au début du siècle dernier. On se concentre particulièrement sur deux personnages : Ernest Buckhart (Leonardo DiCaprio), sa femme Osage Mollie (Lily Gladstone) et son implication avec son oncle William Hale (Robert de Niro) alors que la tragédie se déroule.
Il est avant tout important de noter que Scorsese parvient à éviter de tomber dans des travers documentaires dans sa représentation dans la culture Osage. Leur spiritualité et façon de vivre devient part entière du récit ; la terre de leurs ancêtres est sacrée et l’acte barbare de la prendre leur est insupportable. La violence qu’iels subissent est psychologique avant de devenir physique. Les blanc·hes prennent leurs terres, s’installent dans leurs quartiers, épousent leurs enfants pour hériter de la terre et ne leur donnent pas même le droit de disposer de leur propre fortune comme bon leur semble. Ainsi, tout se referme sur les personnages, de manière insidieuse mais fatale. L’introduction nous présente les Osage avant l’arrivée des blanc·hes dans des plans larges et libérateurs pour ensuite resserrer le cadre de manière étouffante jusqu’au point de non-retour.
Si l’argent reste le principal mobile des meurtres, l’aspect colonial est impossible à ignorer et Scorsese ne cherche jamais à s’en détacher. Au-delà de l’appât du gain, il semble que l’action même de prendre aux Osages leurs richesses suffit à motiver les personnages blanc·hes, avec William Hale en tête. Le culot colonial est très bien représenté par Scorsese dans toute sa stupidité et sa perversité ; l’homme blanc considère la terre qu’il a volé comme étant sienne et ne supporte pas de voir les natif·ves s’enrichir dessus. Hale en particulier est redoutable de sournoiserie dans cette volonté presque maladive et décidément paternaliste de se lier d’amitié avec celleux mêmes dont il ordonne le meurtre. L’horreur des actions de ces hommes, Ernest et William en tête, tient dans leur intime conviction d’être mieux placés pour s’occuper de la richesse des Osage pour aucune autre raison que le fait qu’ils sont blancs. La violence, comme Scorsese l’a toujours soulignée dans ses films, ne naît pas de la nature humaine mais de tout acte de domination ; dans Killers of the Flower Moon, la ligne est floue. Scorsese se fait plus cynique et même un brin pessimiste et décrit la banalité du mal en la personne de Ernest Buckhart. Là où Hale a pleinement conscience d’agir ainsi, Ernest trouve la complexité de son écriture dans sa capacité à suivre aveuglément ce qui en théorie pourrait le révolter.

Le rythme s’enlise dans la deuxième moitié du film et tout comme les Osage, l’audience se frustre. Il y a quelque chose de diablement pervers dans la manière dont les choses se répètent. Coups de feu, meurtres, cadavres, enterrement, et le cycle se répète. Le personnage de Jesse Plemmons est salvateur, autant du côté du rythme que de l’histoire en elle-même. La caméra de Scorsese et le formidable montage de Thelma Schoonmaker sont implacables, révélant au grand jour ce que les personnages s’efforcent de dissimuler à et entre elleux. Ainsi, le réalisateur retrouve son thème fétiche du mirage de la gloire américaine à sa source. En questionnant la naissance et les fondements de la société américaine, Scorsese reflète son état présent. Au cœur de cette affreuse histoire se trouve la réalité de l’American dream et de ses bases sanglantes, mettant au jour la vile nature de ces hommes prêt à tout pour la gloire et l’argent.
L’équilibre entre les personnage reste fragile ; on aurait aimé avoir plus de temps avec Mollie, notamment lors de la dernière heure du film où son personnage s’efface quelque peu. Malgré tout, Lily Gladstone reste la révélation et le cœur du long-métrage. Leonardo DiCaprio s’érige quant à lui au centre du film, absolument fascinant de complexité à mesure que son personnage s’enlise dans la tragédie. DiCaprio parvient à élever Burkhart, homme détestable, stupide au possible et peu enclin à entraîner une audience dans trois heures de film et de faire de lui une figure pathétique et prompte à susciter la pitié, ce qui est un exploit au vu des évènements. De Niro n’en est pas en reste et offre une prestation glaçante qui s’apparente à une de ses meilleures en date.

Énorme morceau de cinéma, Killers of the Flower Moon s’érige déjà comme pièce majeure de la filmographie de son réalisateur. Scorsese retrouve plusieurs de ses thèmes habituels mais peut-être n’auront-ils jamais autant raisonné que dans cette sombre histoire qui place l’Amérique face à ses propres fondements. Glaçant de bout en bout, le film joue sur sa lenteur pour enfermer son audience dans la même paranoïa qui touche les personnages sombrant dans une folie qui semble impossible à arrêter. La pourriture inhérente à l’American Dream est soulignée dans sa manière de faire sortir le pire en chacun pour l’appât du gain et de la gloire. De manière quasi-chirurgicale, Scorsese enquête, décode et présente les conséquences d’une tragédie oubliée, une parmi tant d’autres qui forment le socle de l’Amérique moderne. Après tout, l’histoire n’est malheureusement qu’un éternel recommencement.
Killers of the Flower Moon, de Martin Scorsese. Écrit par Eric Roth et Martin Scorsese d’après le roman de David Grann. Avec Leonardo Dicaprio, Lily Gladstone, Robert de Niro… 3h26
Sorti le 18 octobre 2023