[CRITIQUE] La Bête : Faute de mieux

Existe-t-il sensation plus déstabilisante que l’impression d’avoir raté un film ? Non pas en tant que cinéaste, mais en tant que spectateur ? Du début à la fin de la séance, le même désintérêt persiste, l’émotion, l’admiration se terrent en d’autres lieux et n’ont nulle part où s’exprimer. Après réflexion, il y a peut-être eu des laisser-allers et ce ne sont pas les divers avis dithyrambiques alentours qui contredisent cette crainte : il y a moyen d’être totalement passé à côté d’un des grands films de l’année et refuser de l’admettre. Plus qu’une solution, se rassurer en cherchant les rares individus à tenir un propos similaire au nôtre. Ouf, il y en a ! Logique, aucun film ne fait l’unanimité, mais laisse toujours entrevoir des portes de sortie et de pertinentes réflexions. À ce stade, il est tentant de faire mine que la bonne foi doit prospérer : pourquoi comparer son ressenti avec les autres ? Bien sûr, il y a une part de vérité à tout cela, mais ce serait totalement contourner le problème que de nier un tel engouement critique, qui plus est concernant un film que ne nous a pas plu.

Pourtant, et c’est bien l’enjeu (et le jeu) de la critique, il s’agit grossièrement de savoir transformer une sensation personnelle face à une œuvre en texte littéraire. Mais comment écrire un texte qui aspire à satisfaction si, en tant que critique, l’on n’est même pas satisfait de ses certitudes ? Les goûts évoluent en quelques années, les films que l’on aimait jadis nous paraissent aujourd’hui dépassés, on change d’avis. La grande cruauté d’écrire sur un film est que dès l’instant où un argumentaire est gravé dans le marbre, l’auteur·ice n’a plus droit à la correction, son texte persiste peu importe que ses impressions changent. L’exercice de revenir sur un ancien texte est bien trop rare et, pourtant, promet d’amusantes confessions. Oui, chacun peut se tromper, mais à l’instant T, il faut écrire avec ce dont on dispose.

Copyright Carole Bethuel

Ce dont on dispose actuellement, c’est le goût amer qu’a laissé un film dont la substance faussement expérimentale était trop affirmée pour pouvoir faire ressentir quoi que ce soit d’autre. Autant ne pas y aller de main morte : La Bête est un film épuisant, qui se construit comme une épreuve d’endurance. Bonello s’attache à vouloir finaliser un long-métrage mental et complexe, sa narration en trois parties labyrinthiques décrivant trois époques différentes et dont la connexion n’est assurée que bien plus tard est en soi déjà une idée, si formidable soit-elle, qu’il faut pouvoir étayer. Elle n’aurait pas été une tare si le film ne passait pas son temps à patauger dans sa propre suffisance : tout procédé employé par le film existe en soi et devient finalement assez vide d’intérêt. C’est une chose de référencer sans restrictions dans un récit non-intuitif, c’en est une autre de leur insuffler de la matière. Le film se retrouve rapidement étouffé par ses chemins de travers, métamorphosant bien vite cette confuse conception en miteux faire-valoir de consistance.

Pour dire quoi, au final ? La peur de la mort des émotions, de l’amour et du raisonnement, en résonance avec la fulgurante progression de l’IA dans le quotidien et le perfectionnement de son système d’assimilation. Alors des histoires d’amour vouées à l’échec, tantôt dramatiques, tantôt horrifiques, visionnées par Léa Seydoux depuis un futur où toutes les inquiétudes s’avèrent assouvies. 2044, tout est creux, inhumain et robotique. Plus qu’une seule échappatoire, il faut revenir en arrière pour espérer trouver un avenir. Le résultat est bien répandu, l’éternel problème du film à thèse : une morale, un message qui contamine chaque séquence (concernant La Bête, c’est surtout le montage qui est impliqué) ou effet de style — chaque réplique, punchline laissée là comme par hasard —, persuadé que personne n’a encore compris ; c’est aussi ça, l’épuisement. À chaque instant, La Bête tente de construire de nouveaux embranchements, par la forme comme par le fond, avec pour but de multiplier les (fausses) pistes et donner une illusion de complexité.

Copyright Carole Bethuel

La justesse parfois drolatique (les pop-ups, l’émission de karaoké en fond et la chambre de la voyante rendent lieu d’un glauque type des bizarreries de l’internet américain des années 2010) avec laquelle il reproduit le passé forme d’ailleurs l’un des intérêts principaux qu’on pourrait accorder au long-métrage, où respirent les détails, où s’évanouissent l’espace de trop courts instants les enjeux fébriles de ces maudits personnages. Bonello ne semble pas se positionner en nostalgique des périodes qu’il dépeint… Quoique. Après tout, il vaut mieux y vivre dans ces univers où la peinture, la musique, l’évocation inflexible de pures émotions n’était pas effacée. Les efforts pour tenter de faire en sorte que chaque partie soit une autre face d’un même dé s’avèrent rapidement vains tant les frayeurs futuristes paraissent mille fois pires (et plus dramatisés) que tout le reste.

Lorsqu’au point névralgique du film, l’amant éternel brise les conventions de la dystopie et avoue ses sentiments à sa promise, cela ne signifie rien d’autre pour elle qu’un retour de la malédiction. Un seul réflexe possible, un hurlement Lynchéen. Terreur : tant de fois elle aura tenté d’échapper à la fatalité de l’amour (jusqu’à remonter successivement l’ouverture d’une porte dans le vain espoir que le résultat diffère). Mais tout ça pour quoi ? C’est enfin fini et rien ne semble avoir été retenu, rien d’innovant n’a été créé, tout a déjà été oublié à la traîne dans cette mascarade formelle et thématique, jamais suffisamment expérimentale pour être pertinent. Si ce n’est que Bonello a des références, quelques souvenirs qu’il aime afficher, que retenir de La Bête ? Question plus cruelle encore, à quoi sert La Bête ? Car lorsqu’on cumule ses efforts à dénoncer l’agonie des sentiments pour finir sur un générique en un QR code, musique ambiante abyssale en fond, on se dit qu’il aurait peut-être été plus judicieux de ne rien faire du tout.

La Bête, écrit et réalisé par Bertrand Bonello. Avec Léa Seydoux, George MacKay… 2h26
Sorti le 7 février 2024

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