[CRITIQUE] Drive-away Dolls : Co sans le En ça fait Con

Il est toujours étrange de devoir envisager qu’un duo de cinéastes se sépare tout en continuant à réaliser indépendamment l’un de l’autre. Devoir persévérer sans sa moitié, c’est souvent le démantèlement de toute une identité artistique qui a été forgée à deux, ne peut perdurer seule, et ne peut encore moins s’envisager comme provenant d’une seule entité (Les frères Grimm, les sœurs Wachowski, les frères Dardenne, etc.)  Dans de rares exceptions, comme ce fut le cas lors du décès de Danièle Huillet en 2006, un cinéma solitaire peut continuer à évoluer, accepter de devoir faire avec le manque, rendant les futures œuvres de Jean-Marie Straub accablées de tristesse, rendant lieu d’une absence fantomatique (Le genou d’Artémide, 2006).

Le cas des frères Coen est particulièrement intéressant : avec la sortie toute fraîche de Drive-away Dolls de Ethan Coen, on a enfin pu constater ce que la bifurcation vers des carrières individuelles a donné comme fruit. Joel seul avait déjà produit un résultat plutôt décevant, son Macbeth de 2022, drame très propre sur lui, vaniteux au possible avec son défilé de marionnettes parlantes et son noir et blanc futile. Loin de devoir tirer des conclusions trop hâtives sur le rôle de chaque frère dans l’alchimie de leur collaboration, l’aspect fade du film tenait sans doute à l’absence de Ethan et ce n’est pas la bande-annonce de son road-trip lesbien déjanté qui vient le contredire. Mais si Joel sans Ethan ne manquait pas de beauté mais de vitalité, Ethan sans Joel, c’est une affaire bien plus délicate.

Le récit de Marian (Geraldine Viswanathan) et Jamie (Margaret Qualley), deux amies trimbalant dans une voiture de location les délicates possessions d’un groupe mafieux, vient de l’esprit de Tricia Cooke, l’épouse d’Ethan Coen, qui a établi ce script dès la fin des années 1990, période où se déroule d’ailleurs le récit, au tournant du millénaire où il faisait encore bon d’être des marginaux et de pouvoir le crier haut et fort. Il y a déjà un souci dans cet idéalisme nostalgique des vieux pubs homosexuels et cartes de crédit arc-en-ciel, refus presque assumé de ne pas vouloir filmer les communautés lesbiennes contemporaines et leurs conditions sociales dans les États-Unis de la décennie 2020. Esquive maladroite mais propice : c’était il y a longtemps, personne ne s’en souvient, on a bien le droit d’écrire ce qu’on veut jusqu’à minimiser les travers que pouvaient subir ces groupes à cette époque (pire, jusqu’à les caricaturer en rieuses niaises et irritantes, à l’image de l’équipe de football féminine et leur pyjama-party d’embrassades.)

Copyright 2023 Focus Features. LLC.

Mais face aux sénateurs véreux qui tentent d’imposer leur conservatisme, les deux comparses ont cinq arguments de taille : dans la mallette qu’elles transportent, tant convoitée par leurs poursuivants, les moulages péniens des plus éminentes sommités politiques du pays. Il est donc là le MacGuffin délirant qui vient parachever l’implication déjà inexistante en une intrigue dénuée d’enjeux. Tout élément qui consolide les structures du récit, s’il n’a pas été conçu comme gag cache-misère au manque d’intérêt du projet, est d’un barbant désolant à l’image du rapprochement passionnel entre Marian et Jamie, ni investi ni convainquant, mais plus encore que la relation conflictuelle des deux malfrats chargés de récupérer les précieux godemichés.

Tout cela servi avec l’emballage visuel le plus pauvre jamais vu chez les Coen, offrant presque une parodie de leur esthétique surabondée de cadrages loufoques, champs-contrechamps qui inspirent le malaise, contre-plongées ou zooms gras, passant par ces atroces transitions diaporama que la pire vidéo de Squeezie aurait au moins eu le bon goût de rejeter. L’amateurisme consternant du long-métrage bondit dès les premières minutes où Pedro Pascal se fait égorger par un tournevis dans une ruelle éclairée aux néons baveux des adaptations de comics Batman. On croirait à un film dans le film tant le kitch télévisuel explose sans retenue. Les quasi-caméos de Matt Damon en sénateur ou Miley Cyrus en apparition pop-colorée reprise des visions de The Big Lebowski n’ont pas fini de déambuler dans ce qui est, dans tous les sens possibles du terme, un projet sans queue ni tête.

Malgré sa propension à mener vers le rire, Drive-away Dolls est au bout du chemin éperdument triste car il semble dire que Ethan sans Joel n’est qu’une caricature de lui-même, un être incomplet, incapable du plus petit émoi sensoriel. Le premier projet en solo – si l’on ne parle que d’œuvres de fiction – de chaque frère Coen est un projet improbable dont le principe, la genèse comme la finition, échappe à toute logique, un puzzle dont il manque la moitié des pièces. Ces deux films seront bien vite oubliés, ou au moins érigés comme un douloureux rappel d’à quel point la carrière des Coen était brillante fut un temps.

Drive-Away Dolls, écrit par Tricia Cooke et Ethan Coen, réalisé par Ethan Coen. Avec Margaret Qualley, Geraldine Viswanathan, Matt Damon… 1h24
Sorti le 3 avril 2024

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