L’ombre, le reflet, le double. Celui que l’on aperçoit un jour, semblant si réel qu’on pourrait le toucher, mais qui n’est souvent que le fruit de nos illusions. Pourtant, lorsque Farzaneh croit distinguer son mari Jalal au détour d’un arrêt de bus, le doute s’installe. Cet homme simple qui fait des livraisons pour son père et assure à son épouse qu’il n’était pas en ville ce jour-là, a pourtant rejoint un immeuble… et surtout une femme, que Farzaneh ne peut distinguer à cause de la distance. Jalal mènerait-il une autre vie ? Le soupçon grandit, mais la réponse nous est vite apportée : l’homme croisé dans le bus s’appelle Mohsen, copie conforme de Jalal. Pire encore, ce dernier est marié à Bita, qui est le doppelgänger de Farzaneh. Le hasard fait souvent très mal les choses.

Avec un tel postulat, Mani Haghighi tient un sujet en or. Loin du ton plus décalé et enjoué de Pig, le réalisateur iranien choisit une certaine simplicité stylistique, le sujet suffisant à apporter le décalage qu’il aime implanter à ses films. L’assise esthétique tient dans cette pluie, qui pourrait presque représenter l’irruption du fantastique, tant les personnages s’accordent sur son étrangeté, sa persistance dans un pays où il ne pleut pas. Dérèglement climatique, comme ils se plaisent à le penser, ou quatrième dimension qui fait surface ? Les deux familles ne vivent pas dans le même monde, socialement cette fois-ci, et la dichotomie qui s’installe est vectrice de bien des promesses. Farzaneh et Jalal tentent de s’en sortir, coincé·es dans leurs boulots qui ne leur permettent pas de repos quand iels en auraient bien besoin suite à l’annonce de l’arrivée de bébé, autre sujet d’angoisses ; Bita et Mohsen, couple bien plus établi socialement dont les préoccupations ne seraient que les caprices incessants de leur enfant si un événement récent, des faits de violence causés par l’époux, n’étaient pas venu troubler leur quotidien.
La force des Ombres persanes est de ne point en dire trop : Farzaneh qui évoque une ancienne prise de médicaments, laissant supposer un état psychologique instable ; Mohsen qui, au-delà des faits de violence dont nous connaissons le déclencheur, apparaît comme quelqu’un de brutal, abject avec ses proches, mais surtout paranoïaque, constamment destiné à agir pour sa survie. Nous ne saurons pas ce qui les a mené·es à de tels traits de personnalité, car peu importe leur passé, nous les prenons tels qu’iels sont. Pour amorcer son thriller et son jeu d’usurpations, qui commence par des volontés bénéfiques pour tomber dans un cercle malsain, nous n’avons besoin que de comprendre deux choses : les personnages se ressemblent et vivent des épreuves qu’il serait plus sage de ne pas mêler.

Inutile de fantasmer une lecture plus avancée sur l’Iran ou un dialogue sur la lutte des classes qui pourrait alimenter les fantasmes des deux familles, leur rencontre ne traite jamais ces thématiques de fond. Le sujet en or imaginé plus tôt n’est pas, et Haghighi a dans l’idée de créer un thriller implacable, où les faux semblants doivent alimenter tant les doutes des protagonistes que ceux des spectateur·ices. À ce jeu, c’est la demi-teinte qui s’immisce. Subsistent de nombreuses séquences très agréables, où la tension bat son plein. On pense notamment à une scène d’hôpital, où Jalal, sans que ce dernier ne soit au courant, remplace Mohsen à la demande de son épouse pour s’excuser auprès du patron violenté, chose que le concerné se refuse à faire. Les deux se retrouvant dans le même lieu, le champ des possibles prend de l’ampleur, permettant un suspense certain qui s’estompe à mesure que l’intrigue reprend place sur des rails très évidents.
La romance entre Jalal, qui retrouve en elle l’épouse souriante et vive qu’il a connu plus jeune, et Bita, qui voit en lui l’époux espiègle et aimant qu’elle a depuis longtemps perdu, enferme le film dans un faux quadrilatère amoureux où il n’y a plus de place pour la surprise. Mohsen, en jaloux compulsif et homme en pâture à ses désirs de sang, trouve l’opportunité de découvrir le plaisir du meurtre, qu’il fantasme tout du long. Puisqu’on nous le décrit dès le début comme violent et qu’il n’accepte pas la révélation de ce double qu’il voit comme ennemi, il est logique que ce soit par son acte que le récit atteigne sa portée fatidique. S’il est possible d’accepter ce manque de surprises, qui n’est jamais un souci si la mise en scène propose une nouvelle approche, c’est bien sur cet aspect que les lacunes se font les plus lourdes.
Au-delà de la force visuelle du film, qui en plus de sa pluie battante aime lier les miroirs entre eux pour décalquer l’image, la volonté de ne pas sur-expliquer ses personnages, applaudie plus tôt, est contrastée par la volonté constante de bien expliquer les situations à l’écran. Il n’y a plus de questionnements pour le/la spectateur·ice, où iel pourrait douter du personnage : nous voyons tous les plans et les discussions avant une action pour que jamais nous ne soyons perdu·es. Adieu le suspense, la tension, il ne faudrait pas que nous puissions prendre part à l’intrigue.

On rentre dans une logique hitchcockienne, que le cinéaste ne parvient qu’à singer : les traits deviennent grossiers, de son climax poussif dans une scène de stade qui avait toutes les clés pour être mémorable, à l’un des plans finaux sur les retrouvailles sentimentales, qui fait exploser de ridicule une relation traitée auparavant avec plus de justesse. Les ombres persanes prend une ampleur grotesque, rattrapée in extremis par une révélation de coda qui prête à sourire, bien qu’elle aussi très convenue. Un thriller iranien de plus malheureusement très américanisé – rappelant le tournant qu’a pris la Corée du Sud lors de sa récente explosion à l’international -, qui n’a que peu d’identité, et a surtout connu bien plus de candeur par ses itérations passées.
Les ombres persanes, de Mani Haghighi. Écrit par Amir Reza Koohestani et Mani Haghighi. Avec Taraneh Alidoosti, Navid Mohammadzac, Vahid Aghapoor… 1h47
Sorti le 19 juillet 2023