[CRITIQUE] Oppenheimer : Le Savant et Le Politique

La sortie d’un nouveau film de Christopher Nolan a forcément de quoi intéresser. Il est d’ailleurs probablement un des seuls réalisateurs américains à ramener à la fois le « grand public » et les cinéphiles en salle et a choisi, pour ce film, d’aller du côté du biopic ; celui d’une figure scientifique dont le nom est associé à l’un des évènements historiques les plus traumatisants du siècle dernier : Robert Oppenheimer et la bombe atomique.

Comme souvent chez Nolan, la question du temps et des temporalités est primordiale. Dans Interstellar, cette question sert à faire ressentir le vertige de la relativité ; dans Dunkerque, elle sert à organiser le récit en trois temporalités (une semaine, un jour, une heure).

Dans Oppenheimer, Nolan propose la juxtaposition de trois temporalités qui rythment des séquences faisant état de deux points de vue différents. La première temporalité est celle du « passé » d’Oppenheimer, de ses jeunes années d’études jusqu’à ses actions au sein du projet Manhattan du laboratoire national de Los Alamos. La seconde est celle des auditions effectuées dans le cadre des enquêtes anti-communistes durant la période du maccarthysme en 1954. Oppenheimer y est suspecté de collusion avec les milieux communistes américains. Enfin, la troisième est celle des auditions menées au Sénat américain en 1959 à l’égard de Lewis Strauss, figure importante du développement de l’arme et de l’énergie nucléaire aux États-Unis. Il vient d’être nommé secrétaire du Commerce par le président Eisenhower et la nomination doit être validée par le Sénat américain. Les deux points de vue sont exposés grâce à un travail sur la couleur et le noir et blanc : les séquences en couleur représentent le point de vue d’Oppenheimer, celles en noir et blanc celui de Lewis Strauss.

Universal Pictures

On le voit avec ce découpage : Oppenheimer n’est pas un biopic comme les autres. On pourrait s’attendre à un sempiternel biopic hagiographique, louant la grande figure du savant génial, voyant tout avant tout le monde, et capable de tout par la seule force de l’esprit. Le culte d’un homme. On pourrait aussi s’attendre à une grande épopée scientifique, celle qui part de cet esprit génial pour aboutir à une découverte, une réalisation fondamentale pour le reste de l’Humanité, et en suivant les difficultés rencontrées. Il n’en est rien. Nolan signe un grand film politique. La bombe atomique a tant bouleversé le monde d’après 1945 dans ses équilibres stratégiques qu’on ne peut tomber dans une louange à un grand savant ou une grande découverte. L’invention et l’inventeur sont à la fois géniaux et terrifiants, en un mot : ambiguës.

Oppenheimer traite la question de la figure du savant. Classiquement, on oppose la posture politique et la posture scientifique, la première ne devant pas influer sur la seconde, pour éviter de faire de la « mauvaise science ». Un scientifique doit résoudre des problèmes sans faire appel à ses propres représentations du monde. Nolan nous montre que cette opposition est impossible, et qu’elle peut même mener au pire. Il ne faut pas oublier : l’utilisation de la bombe atomique est au fondement même de tous les questionnements de l’éthique de la recherche et de la science contemporaines. C’est là tout l’intérêt de la figure d’Oppenheimer : il est certes génial, extrêmement doué quand il s’agit de théoriser. Mais Nolan nous le montre aussi très mauvais dans la pratique, assez peu apte à juger les personnes, mauvais père et très indécis sur le plan politique.

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Proche des milieux de la gauche américaine et des syndicats, il est dans le même temps peu enclin à prendre sa carte de peur de s’endoctriner, de tenir des positions fermes. Une scène importante du film, celle où il est décidé des villes qui seraient bombardées, nous montre Oppenheimer se cantonnant à la position de représentant du collectif scientifique. Il en oublie que sa propre voix a de l’importance. D’un côté tout engagé à poursuivre les recherches et à parvenir à fabriquer la bombe, de l’autre inquiet des conséquences qu’elle pourrait avoir sur le monde. Pour autant, se montre-t-il combattif contre ceux qui voudraient l’utiliser ? Pas vraiment. Nolan nous montre un scientifique ambigu et indécis, à l’opposé des représentations habituelles des savants dont les valeurs doivent au contraire être la certitude et la droiture d’esprit. C’est principalement cela que l’on suit dans la première temporalité. On est loin du biopic laudateur, classique du cinéma américain.

La séquence du test de la bombe, qu’on a appelé Trinity, révèle aussi les intentions du film. Nolan fait monter la tension grâce à un crescendo sur la musique extradiégétique tout en accélérant le montage, permettant de scander le film au rythme du compte à rebours de lancement. Et puis, alors que toute l’attention du spectateur se concentre sur ce fameux compte à rebours au bout duquel on attend l’explosion, visuelle mais avant tout sonore, Nolan choisit au contraire le silence pendant quelques dizaines de secondes. L’effet est à rebours de l’attente créée précédemment, désamorçant le spectacle de la scène, la rendant presque décevante. Il vient questionner notre rapport au spectacle : comme souvent, les spectacles les plus impressionnants sont aussi les plus inquiétants. Trinity est autant un moment d’euphorie lié au succès et à l’impressionnante explosion que le début des questionnements moraux qui entourent l’existence même d’une telle technologie…

C’est pourquoi Lewis Strauss, qui n’est pas une figure centrale de l’Histoire américaine, est si présent dans le film. Nolan oppose la figure du savant à celle du politique (dans une opposition qui rappelle l’ouvrage classique de la sociologie de Max Weber). Lewis Strauss est montré comme un grand calculateur, imbu de sa personne et dont l’action est principalement guidée par sa carrière. Or, sur un sujet comme l’utilisation de la bombe, Nolan nous montre à quel point il est important que les scientifiques s’occupent de politique – et ce n’est pas sans rappeler notre réalité contemporaine liée aux enjeux écologiques. Quand faut-il s’arrêter ? Quelles inventions sont à encourager ? Au contraire, à mettre au placard ? Faut-il aller plus loin, et développer la bombe H ?

Laisser la politique aux hommes politiques, c’est prendre le risque de voir sa propre invention utilisée à des fins terribles. C’est la malédiction d’Oppenheimer, incapable de totalement s’engager, mais pris en étau dans le tourbillon de la chasse aux sorcières de la politique américaine. L’arme atomique pose la question de la moralité intrinsèque de l’invention technologique et Oppenheimer vient nous le rappeler : tout le développement de la philosophie contemporaine de l’éthique scientifique repose sur les traumatismes d’après-guerre. Pour autant, le film n’est jamais manichéen et ne défend pas une technocratie des scientifiques.

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Ce qui fait d’Oppenheimer un grand film, c’est sa capacité à articuler ses séquences pourtant éloignées temporellement. Tout s’enchaine comme s’il y avait parfaite continuité ; le temps est éclaté puis aggloméré. Cela passe notamment par un élément de mise en scène que Nolan utilise à plusieurs reprises : il termine une séquence biographique qui se juxtapose à une séquence d’interrogatoire où un intervenant vient raconter ce qui vient de nous être montré ; il coupe le dialogue brutalement comme s’il ouvrait une respiration. Il la termine plus tard en rajoutant une ligne de dialogue qui réinterroge la totalité de la séquence. Tout se passe comme s’il y avait parfaite continuité séquentielle entre les temporalités et les points de vue, les unes venant répondre aux autres, créant ainsi un sens plus grand que celui interne de chaque pièce du puzzle. Ce faisant et contrairement à la plupart de ses précédents films, le dispositif nolanien de jeu avec le temps n’est plus artifice mais devient à notre sens grammaire de cinéma.

Oppenheimer est un film riche thématiquement, et esthétiquement passionnant, à l’intersection entre le biopic scientifique, le thriller politique et le film de procès. Ce qui en fait la force est son refus de la juxtaposition et son sens du montage permettant le dialogue entre temporalités et points de vue. On peut tout de même regretter une certaine carence dans l’écriture des personnages féminins (comme souvent chez Nolan) et secondaires. Au total, Nolan signe un film important et impressionnant sur l’ambiguïté des scientifiques et de la technologie, et sur le regard que porte la société sur ceux-ci. Il a peut-être trouvé, enfin, un sujet à la mesure de son dispositif.

Oppenheimer, écrit et réalisé par Christopher Nolan. Avec Cillian Murphy, Emily Blunt, Robert Downey Jr.… 3h01
Sorti le 19 juillet 2023

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