Tout s’est bien passé et Peter Von Kant – tour à tour comédie dramatique populaire sur une question politique (l’euthanasie) et tragédie à l’excès amusant sur la condition de l’artiste torturé – ne sont en réalité que des pavés semés habilement par François Ozon pour mener à leur collision frontale : Mon Crime. Il s’agit là pour lui de renouer à un genre qu’il a fui depuis une dizaine d’années : l’adaptation de théâtre de boulevard, dont il reprend ici une pièce éponyme des années 30 ayant fait l’objet d’un film oublié aux États-Unis.
Ainsi, Mon Crime renvoie inévitablement à 8 femmes, chef d’œuvre d’Ozon à ce jour, dont il emprunte le ton, une désinvolture qu’on ne lui avait pas connue aussi fracassante depuis longtemps, pour un résultat tout aussi jubilatoire. De femmes pourtant, s’il en est diablement question, il n’y en a d’abord que deux : le binôme de colocataires Madeleine Verdier (Nadia Tereszkiewicz) – Pauline Mauléon (Rebecca Marder), l’actrice qui ne perce pas et l’avocate qui plaide au même rythme. Quand le grand producteur Montferrand est retrouvé mort chez lui, assassiné, la jeune comédienne, dernière à l’avoir vu – et qui raconte rapidement avoir été victime d’une tentative d’agression sexuelle –, est accusée. Voyant là le potentiel pour leurs carrières respectives, les deux femmes décident de faire endosser le meurtre à Madeleine, n’hésitant pas au passage à mettre au grand jour des années 30 les dérives d’un système d’impunité qui préfère voir les victimes accomplir leur vengeance, ou simplement passer l’arme à gauche pour ne pas avoir à passer en jugement un sujet qui les dérange ?
Pardonnez le long résumé, mais il est nécessaire pour comprendre l’enjeu de l’entreprise d’Ozon, pari aussi risqué que gagnant de déconstruction habile d’une absurdité sociale prégnante ; il n’y a qu’à admirer l’argumentaire du pathétiquement génial procureur (Michel Fau) lors du procès, qui veut appliquer la loi du Talion sans prendre compte des circonstances de l’événement. Surtout, il fait de cette appropriation criminelle un double enjeu narratif, offrant – enfin – un premier rôle à Madeleine ainsi qu’un terrain d’expression aux victimes d’agressions. Certes, Madeleine n’a pas tué, mais ce qu’elle revendique dépasse cette simple affaire en traduisant un mal qui ronge, une violence sourde en manque de s’exprimer, et opère une revanche de toutes les femmes assassines lynchées dans la presse à l’heure de leurs jugements, alors même qu’elles agissaient parfois dans le seul but de survivre. Évidemment, il ne s’agit pas de faire une application trop large de la légitime défense, au terrain d’application bien défini, mais de questionner ce qui ressort dans l’opinion publique pour mieux trouver des solutions derrière ; prévenir pour guérir en somme, en espérant toutefois des résultats plus concrets.

Mon Crime est à percevoir comme un grand jeu social, une étude de dynamiques au gré de personnages forts en caractères ; mention plus qu’honorable à Dany Boon, qui trouve en le marseillais Palmarède une partition de premier choix, et le reste de cette galerie d’hommes faussement vertueux – du vieux flic carriériste joué par Luchini à l’amant benet incarné par Edouard Sulpice et son papa réaco-vénal André Dussolier – également au diapason. Madeleine, au coeur du récit, trouve grâce à nos yeux par sa fragilité évidente mais également par sa malice croissante. La Mauvaise graine qu’elle voit, c’est un peu elle, rejetonne bâtarde un brin médiocre de la grande Darrieux au charme incomparable. Ses meilleurs moments sont souvent les plus anodins, comme lorsqu’elle choisit sa tenue pour son grand procès, et revient sur sa décision au dernier moment car “le vert ça porte malheur au théâtre”. D’une réplique, une étoile est née et le reste n’est là que pour le confirmer.
Un grain de sable toutefois – mais le plus impressionnant du cinéma français ! –, la Chaumette, incarnée par la Huppert, brillante d’extravagance, délicieuse de perversité, touchante de détermination. Équivalent français de Norma Desmond (Gloria Swanson dans l’extraordinaire Boulevard du crépuscule de Billy Wilder), elle est l’incarnation parfaite de la star déchue, l’étoile d’un autre décor, celui du muet, elle aussi victime d’un autre système, celui qui veut que les actrices âgées n’aient pas droit de résidence sur les planches ou plateaux. La scène finale est d’autant plus savoureuse, quand main dans la main avec Madeleine elles affirment le pouvoir du jeu et de la féminité. Chaumette est l’incarnation même de l’excès qui émane de Mon Crime, film où le mauvais goût règne avec un plaisir non dissimulé, le nôtre mais aussi celui d’Ozon lui-même. Il n’y a qu’à voir avec quelle aisance il embrasse la période à laquelle il se confronte pour mieux la pirater de l’intérieur dans un geste de grand formaliste qui surprend autant qu’il charme. Le pied de nez à ceux qui taxent sa réalisation d’académique ou pauvre, voire d’honteuse pour ceux qui se sont acharnés sur le pourtant plus retors qu’il n’y paraît PVK, est violent ; changements de format avec flashbacks convoquant le cinéma muet, sensualité exacerbée des corps, jeu sur la réalité et la fiction. Il faut se rendre à l’évidence, malgré son rythme de production soutenu – un film par an depuis toujours –, il est loin de l’essoufflement. Ozon a peut-être l’image du cinéaste sage, mais il vient de réaliser le crime parfait.
Mon Crime, écrit et réalisé par François Ozon. Avec Nadia Tereszkiewicz, Rebecca Marder, Isabelle Huppert, … 1h42
Sorti le 8 mars 2023