Un escalier en colimaçon. Dans une lumière excessivement tamisée, dont la volontaire sous-exposition nous invite à l’intime, les corps que nous sommes amené·es à suivre inondent le champ, descendent progressivement les marches vers le décor, unique, et pourtant noué de richesses. Noir. La musique, déjà présente, s’accentue. La fête commence.
Le “cap” de Cap Nord pourrait être celui de la captation. La caméra de Sandrine Rinaldi se veut, à l’instar de la réalisatrice, observatrice discrète du spectacle qui se déroule, cette soirée sans fin où, sous de nombreux airs de Motown, les corps dansent, souvent dans une chorégraphie rituelle, parfois dans un détachement individualiste. Cette musique est la protagoniste, les voix que nous entendons devenant ses incarnations, des réceptacles destinés à clamer, dans de rares répliques dirigées comme chez Bresson, titres, vers, qui embrassent ce que l’on voit, ou s’en détachent pour exister tels des moments suspendus. Étrange postulat, qui nous perd en premier lieu, mais fait éclore une fascination lorsque nous sommes acclimaté·es, que nos regards deviennent également des corps qui se mêlent aux festivités.

Crédit photo : Shellac
Déambulant tel l’intrus s’intéressant à chacun·e des personnes présentes pour y trouver des repères sociaux, le champ se précise, s’arrête le temps de quelques secondes pour dévoiler les visages, écouter leurs mots. Ces voix traduisent les morceaux que l’on écoute, répètent le vers d’un refrain à tour de rôle, s’entraînent dans des jeux où les termes bannis et plébiscités se répondent. Dans ce bal, tout semble millimétré, chaque corps abordé ne faisant que répondre au précédent, montrant tant une zombification des esprits qu’une forme d’osmose. Dans ce cadre bourgeois, tout le monde s’accorde, mais surtout, tout le monde se ressemble.
C’est là, lorsque nous sommes noyé·es dans une partition semblant calibrée, que des individualités se dessinent, viennent clamer à leur tour leur existence, et heurter notre aise. On prend pour exemple cette femme qui danse à contre sens, dérangeant par ses pas la mouvance générale et les présent·es qui tentent de l’éviter. “Je suis noire, complètement noire”, dit-elle plusieurs fois. Des mots qui semblent gêner autant que la présence de celle qui ne fait que définir sa différence, lorsque sa seule volonté est d’avoir sa place au centre d’un microcosme qui semble pourtant ouvert. Dans ce cadre, tout le monde s’accorde, se ressemble, mais sous conditions. Un propos présent mais nuancé, quand d’autres corps, pourtant visiblement plus “fait·es” pour adhérer à l’ambiance, cherchent leur place et se questionnent sur les codes de ce qu’iels voient. Dans cette fête continue, où cette heure nous semble durer bien plus longtemps par le caractère cyclique des éléments sonores, l’un de corps, celui d’un jeune homme, se détache, pour nous ramener à la réalité.
Crédit photo : Shellac
Après l’évasion, le labeur. Le jeune homme, sorti de ce cadre semi-onirique, avance d’un pas droit vers son lieu de travail, cette fois-ci sans la moindre musique. On redécouvre les sons de la rue, des véhicules, du vent, qui nous envahissent comme si nous les découvrions pour la première fois. Les intérieurs nous cantonnaient à des cadres réduits, pouvant créer un effet de claustrophobie, ici ils s’ouvrent, on ressent la respiration pour celui qui éveille de nouveau ses sens. Dans cet amas d’enfants qui crient, de moteurs qui vrombissent, une nouvelle poésie se dessine, celle que nous avons tendance à oublier, filtrée par nos envies d’ailleurs que conjuguent nos écouteurs. On en vient à se demander depuis quand nous avons mis pauses dans nos écoutes continuelles, profité d’un faux silence où les alentours reprennent leurs droits. Pourtant, c’est le regard vide, et le corps inanimé, que notre personnage observe un horizon incertain, comme marqué par le vide d’un monde qui lui déplaît. La musique reprend, et si son corps n’y est plus, son cœur est à la fête, celle qui nous accompagne continuellement, nous fait vibrer. Par-delà les corps qu’elle nous a présenté, ces nombreux faux personnages que nous avons observé s’animer, s’éveiller, et se rythmer en accord avec l’omniprésence musicale, Sandrine Rinaldi nous rappelle à l’art, celui qui comble le vide, accompagnant constant et intègre de notre voyage en solitaire à travers la vie.
Cap Nord, de Sandrine Rinaldi. Avec Laurent Lacotte, Sabrina Seyvecou, Valérie Donzelli… 1h
Sorti le 18 avril 2012