L’anecdote, racontée par Lawrence Gordon, montre le statut acquis par le film. Lors d’une cérémonie des Oscars, le producteur rencontre Quentin Tarantino, qui s’agenouille et ploie devant lui, le remerciant pour son film et pour la séquence finale, qu’il considère comme étant la meilleure séquence d’action jamais filmée. Voir un film cité par le réalisateur de Kill Bill comme l’un de ses préférés donne immédiatement une aura particulière, c’est le cas de Rolling Thunder, qui a acquis un statut culte avec les années par sa visibilité très réduite. Une reconnaissance qui vient de loin pour un film qui faillit ne jamais sortir en salle, la faute à une projection test désastreuse, entre évanouissements, vomis, et échauffourées dans le cinéma. Le film choque tellement l’audience qu’un spectateur déclare dans sa fiche qu’il préfèrerait emmener sa mère voir Gorge Profonde plutôt que ce film1. La catastrophe est telle qu’Alan Ladd Jr., le Président de la Fox (studio qui finance le film) envisage sérieusement de ne pas sortir le film, obligeant Lawrence Gordon à trouver en urgence un autre distributeur, ce qu’il parvient à faire à condition d’organiser une nouvelle projection test. Selon le producteur, entre les deux projections, un seul plan a été coupé (on y voit une main sortant d’un broyeur, pleine de sang et de détritus), et la deuxième séance se passe sans encombre.
Rolling Thunder est au départ un scénario écrit par Paul Schrader (scénariste de Taxi Driver et futur réalisateur de Blue Collar), ce dernier ayant l’intention de proposer à son ami John Milius la réalisation, qui décline cette opportunité2. Schrader fait lire le script à Lawrence Gordon, qui travaille pour l’American International Pictures (avec laquelle il a produit Dillinger de Milius et Le Bagarreur de Walter Hill) et accepte de produire le film. Lorsqu’il quitte la société, il emmène le projet à la 20th Century Fox, et envisage de confier la réalisation à Schrader pour ce qui serait son premier film comme metteur en scène. Mais la Fox préfère un réalisateur expérimenté, et Gordon se tourne vers John Flynn, un solide artisan de la série B qui s’est distingué avec Échec à l’organisation, Pacte avec un tueur, Haute Sécurité, et bien entendu Justice Sauvage avec l’homme le plus beau, le plus fort et le plus sexy de la planète : Steven Seagal. En clair, le réalisateur adéquat pour retranscrire à l’écran la violence et la noirceur du scénario de Schrader, par ailleurs réécrit en cours de route par Heywood Gould à la demande de Lawrence Gordon.
Le Major Charles Rane (William Devane) revient dans sa ville après avoir servi au Vietnam, dont plusieurs années en tant que prisonnier. Considéré comme un héros, la population se cotise pour lui offrir une rétribution financière. Un butin qui attire l’œil d’une bande de voleurs qui mutile le Major et assassine sa femme et son fils. Sorti de sa convalescence, il n’a qu’un objectif en tête, assouvir sa vengeance. Souvent considéré comme un Vigilante movie, Rolling Thunder n’appartient pourtant pas vraiment à cette catégorie. Pour le héros, incarné par cette gueule cassée à la clé à molette de William Devane, il n’est pas question de rendre une quelconque justice ou de faire régner un ordre fantasmé quelconque dans la ville, mais simplement de retrouver les assassins de sa famille et d’assouvir une vengeance purement personnelle. On est donc plus proche de Man on Fire ou Death Sentence que de Vigilante ou L’Ange de la vengeance. Le film n’a par ailleurs lors de sa sortie pas déclenché de polémique sur son propos ou son aspect politique, et ce malgré la projection test désastreuse uniquement causée par la violence d’un plan.
Ce qui démarque Rolling Thunder des autres films du genre est le traitement de son personnage principal et son rapport à la guerre du Vietnam, à une époque où Hollywood garde encore le sujet sous le tapis. Rappelons que nous sommes en 1977, que la chute de Saigon marquant la fin du conflit n’a eu lieu que deux ans auparavant, et que la vague des films traitant de cette guerre n’a pas encore débuté (Voyage au bout de l’enfer sort en 1978, Apocalypse Now un an plus tard). Ce n’est pourtant pas une première pour le scénariste Paul Schrader puisque Travis Bickle, personnage principal de Taxi Driver, est également un vétéran de la guerre du Vietnam. Une thématique récurrente chez le scénariste, alors que Rambo, le film emblématique sur le retour des soldats au pays, ne sort qu’en 1982. On retrouve d’ailleurs dans Rolling Thunder comme dans le film de Ted Kotcheff les images du héros prisonnier de guerre torturé sous forme de flashback.
À l’instar de Taxi Driver, ce qui intéresse Paul Schrader n’est pas tant le conflit en lui-même que ses conséquences psychologiques sur les soldats ayant combattu. Le regard vide, l’esprit absent, les mots manquants, le Major Rane (tout comme son camarade Johnny Vohden incarné par Tommy Lee Jones) est un être mort à l’intérieur. Son corps est certes rentré au pays, mais son esprit est resté au Vietnam. Les seuls moments où son esprit semble rejoindre son corps interviennent lorsque son vécu refait surface indirectement, comme cette séquence où il montre à l’amant de sa femme les tortures qu’il a subi. Mais Charles Rane est un être qui n’existe plus dans cette bourgade des États-Unis. Reste un être mutique, qui s’enferme et poursuit la même routine (réveil, exercices physiques) que lors de sa captivité, et devenu inapte aux rapports sociaux. Il ne parvient plus à parler à sa femme, qui s’est déjà habituée à son absence, son fils peine à le reconnaître comme père, et il reste insensible aux avances de Linda, une jeune serveuse rencontrée à son retour, qui lui fait pourtant comprendre l’attirance qu’elle éprouve pour lui.
Le personnage n’existe que dans la violence, à la fois psychologique et physique, filmée par John Flynn. À ce titre, la séquence de mutilation de Charles Rane reste toujours aussi puissante, et ce alors que l’on ne voit pas une goutte de sang. Plutôt que jouer la surenchère gore lors du broiement de la main de Rane, John Flynn suggère cette mutilation en se focalisant sur le visage du Major, effaçant le bruit du broyeur, les cris du personnage, et la musique. Ne reste que le visage plein de souffrances de Charles Rane. Le film devient une montée progressive de la violence jusqu’à l’explosion finale. Une scène de fusillade très violente dans un hôtel qui évoque celle de Guet-apens, sans le génie de Sam Peckinpah. Si, contrairement à ce que dit Tarantino, il ne s’agit pas de la meilleure scène d’action jamais réalisée, elle reste néanmoins une séquence de fusillade réalisée avec savoir-faire et efficacité, comme le reste du film.
Passé inaperçu en salles, Rolling Thunder a rapidement obtenu un statut culte. Il reste encore aujourd’hui un film marquant, qui doit beaucoup à l’ensemble de son équipe, du scénariste au réalisateur en passant par une solide distribution. Un film enfin précurseur pour son époque, s’intéressant au sujet du retour des soldats du Vietnam avant qu’Hollywood ne s’en empare.
1. On peut apercevoir cette fiche, placardée dans le bureau du producteur dans l’interview réalisée à l’occasion de la sortie du film en Blu Ray
2. Selon les dires de Milius, lors de l’interview qu’il accorde en 1982 au jeune Quentin Tarantino.
Rolling Thunder réalisé par John Flynn. Écrit par Paul Schrader et Heywood Gould. Avec William Devane, Tommy Lee Jones, Linda Haynes… 1h40
Sorti le 5 avril 1978