À l’heure où notre futur est incertain, tant dans des projections environnementales que politiques, quand les forêts mais aussi les poubelles brûlent, beaucoup ont le réflexe de se réfugier dans leurs “films doudous”, retrouver le frisson naïf d’un univers familier. Peu importe que tout aille mal, on a passé un bon moment, on peut reporter le tracas à demain. D’autres choisissent un exutoire plus frontal, qui regarde le monde brûler, avec l’envie de tout envoyer chier, et de participer à la pyromanie suicidaire. Inutile de dire qu’ici, nous faisons partie de la seconde catégorie, le film ne s’appelle pas Chute libre pour rien.

Avec comme point de départ un embouteillage – façon américaine, imaginons une A86 en heure de pointe reconductible –, Joel Schumacher ne prend pas de risques, tant il touche à l’illustration même d’un potentiel théâtre d’incivilités. Ajoutons une chaleur caniculaire, à faire passer l’été émeutier de Do the ring thing pour une légère bouffée, qui, couplée à celle des moteurs inertes, peut rendre fou·folle n’importe qui, et le décor est posé. Au milieu du vacarme créé par le vrombissement des chevaux mécaniques et des klaxons incessants, une porte qui claque, celle du véhicule de notre protagoniste, jusqu’alors inconnu. Celui dont le nom ne nous est évoqué qu’à mi-film – ce qui n’a de toute manière aucune importance – est las de cette situation, et sans que nous ne en rendions encore compte, son ras-le-bol est bien plus généralisé. Un premier passage de nerfs sur l’échoppe d’un épicier considéré comme frauduleux, où notre compagnon d’infortune lui assène quelques propos racistes qui lui passent par l’esprit, et nous réalisons que nous n’allons pas passer à ses côtés le meilleur des moments, et que rien en lui ne relève du boy scoot vertueux dont l’Amérique raffole. Pour incarner cet inconnu énervé, Michael Douglas joue d’une froideur méthodique, offrant à son personnage cet aspect imprévisible, ce faux calme qui peut exploser à tout moment.
Par la manière de nous présenter la journée de l’homme comme un parcours semé d’embûches où chaque interaction est une nouvelle épreuve, Joel Schumacher parvient à nous mettre en empathie avec lui, malgré toutes les exactions auxquelles nous assistons. Il y a le passage au parc, où il provoque des petites frappes en laissant supposer que les noir·es sont responsables de la chute du pays. Mais surtout celui au surplus militaire, où il assiste à une agression homophobe et semblerait presque y prendre du plaisir ; une séquence contrebalancée par une incartade avec le gérant, dont notre héros dénonce le racisme alors qu’il n’avait aucun scrupule à faire preuve de la même tare quelques minutes plus tôt. Tout est fait pour nous dépeindre un homme abject, mais dont nous acceptons beaucoup, solidaires face à ce qu’il nous évoque, le passif d’un homme à qui on a tout pris, et qui cherche juste à rentrer chez lui, retrouver sa fille en bas âge pour profiter de son anniversaire. En immersion totale dans son point de vue, difficile de faire abstraction de l’affection que nous ressentons à l’égard de ce paria, qui ne semble jamais à sa place dans une Amérique qui a laissé de côté ses outsiders. Débarquant dans chaque nouveau décor par le côté du cadre, notre héros est l’imprévu, ce citoyen que l’on tait pour ne pas avoir à se confronter à ses idées nauséabondes, mais surtout à son envie de reconnaissance. Et surtout, un individu qui représente nombre de ses concitoyens, que l’on préfère moquer plutôt que considérer. Alors les armes sont prises, la ville devient le théâtre d’un GTA à cœur ouvert, où celui qui nous force l’identification peut débouler à tout instant pour régler ses comptes. La désapprobation face à sa violence, son racisme, sa toxicité, peut parfois se transformer en plaisir semi-coupable lorsqu’il débarque sur un terrain de golf et défonce un vieux richard à coups de club, lui rappelant la paternité des lieux et de la nature que le bourgeois a gentrifié pour son sport à la con. À représenter toutes les colères, quel que soit leur moyen d’expression, il y en a forcément une que l’on trouve légitime.

Cette déambulation, nous apprenons à l’apprivoiser, et surtout à la comprendre, même si nous n’en approuvons pas tous les effets. Par son apitoiement, son envie de retrouver le cocon familial, cette sincérité qui transparaît dans ce moment de dépassement de soi qu’il ne contrôle plus, ce personnage nous apparaît avant tout humain. C’est dans sa bascule que le scénario d’Ebbe Roe Smith nous prend à revers, et nous fait surtout regretter cette empathie. Celui que nous appelons désormais William Foster a une identité, et avec elle un passé. Ayant enfin atteint le domicile familial, après de nombreuses menaces envers son ex-femme qui a pris la fuite avec sa fille, il observe un home movie, qui nous dévoile que la violence à laquelle nous venons d’assister a toujours été là. Cet homme à bout, qui nous a attiré par l’amour qu’il porte pour sa fille, qui semble acculé par un divorce qui le déprime et un boulot qui le rabaisse est avant tout un homme, dans ce qu’il a de plus toxique. On le voit diriger son ménage avec violence verbale, lorsqu’il impose à son enfant les distractions qu’il a sélectionnées, on le voit se victimiser lorsqu’elle refuse d’utiliser le jouet qu’il a payé si cher, et on voit surtout un second point de vue se dessiner, celui de Beth, l’ex-femme, celle qui n’était jusqu’alors qu’une voix au téléphone suppliant William de ne pas s’approcher de son ancien domicile tant il lui fait peur. Cette représentation de l’Américain moyen le met surtout face à lui-même, rappelant que le besoin de reconnaissance et d’affirmation se fait souvent aux dépens des autres, quand les hommes sont contraints, pour s’affirmer en tant que tel, d’agir comme des alphas, aboyant leurs ordres à qui pourra s’y soumettre, jamais par servitude, mais sous le joug d’une peur bien réelle. William Foster est un homme, avec un grand h, un Américain en mal d’existence qui tend vers un idéal de virilité incompatible avec les autres, comme nous le voyons à travers les yeux de celle que nous avons accusé de son malheur par complaisance. Il est un être infect, qui s’apprête, pour se sortir d’un malheur qu’il a largement contribué à créer, à commettre l’irréparable. Par le geste qui l’amène, dans une ultime séquence, à vouloir éliminer son épouse avant de retourner l’arme contre lui-même, nous retournons à un sujet de société, ce fameux “crime passionnel” qui expliquerait pour beaucoup les féminicides, et qui ici, par cette caméra qui dévoile la vérité, montre bien que tout acte de cet acabit est injustifiable.

Par sa narration, Chute libre s’avère brillant dans le portrait qu’il fait de son personnage principal, et par sa façon de questionner notre attachement à quelqu’un que finalement, nous ne connaissons pas vraiment. Une dimension qui opère un retour à la réalité plus brutal, vers lequel le film tend dans sa seconde moitié, et qui nous sort de cet aspect défouloir, qui nous amuse en premier lieu. Mais à tout constat pertinent vient ses bémols, et celui de Chute libre empêche fortement le métrage de s’apprécier dans son entièreté. Si l’on se concentre sur tout ce qui concerne William Foster, tout suit une continuité implacable, mais en parallèle, un autre destin nous est proposé, utilisant les mêmes ressorts pour construire un nouvel émoi, celui de Martin Prendergast, l’inspecteur qui s’auto-charge de l’enquête visant à retrouver le fou furieux qui cause le trouble en ville. Robert Duvall prête des traits timides à ce policier discret, un rat de bureau avec de gros rêves de terrain, qui a un temps d’avance sur ses collègues pour deviner les prochains mouvements de Foster, mais surtout ses intentions. Le seul obstacle à son épanouissement au sein des forces de l’ordre ? Sa femme, qui lui interdit de risquer sa vie et le force à prendre sa retraite pour être un mari aimant à temps plein. Pour présenter ce personnage féminin, Schumacher choisit le cliché de la bonne femme hystérique, qui n’en laisse pas placer une à Prendergast et monte dans les aigus dès lors qu’on la contredit. Une résolution qui demande au personnage d’envoyer chier bobonne, avec un beau “Et le dîner a intérêt à être prêt quand je serai rentré”, et voilà que le film contredit totalement son arc principal, et met un voile de flou jusqu’à son propos. En effet, comment rejoindre un récit nous parlant de masculinité, de celui qui a tellement voulu se prouver qu’il était un homme qu’il en a malmené ses proches pour asseoir sa pseudo-autorité, à une émancipation personnelle qui se résume à “Quand même, elles nous emmerdent, les gonzesses, elles nous coupent les couilles”. La narration brillante, que l’on salue plus haut, s’estompe, grimée par cet arc improbable sans la moindre justesse, qui renvoie Chute libre à un simple trip sous adrénaline, et la satisfaction morbide d’avoir vu un mec péter un câble en emportant tout sur son passage pendant deux heures.
Dans cette double recherche d’affirmation, on ressent cependant le diagnostic d’une Amérique malade, qui ne cesse de s’enfoncer dans une forme de morbidité. D’un côté, celui qui est personne, et qui, par peur d’être oublié après n’avoir rien accompli, décide d’être remémoré pour une raison, de l’autre, celui qui a tant besoin de devenir le héros américain par excellence qu’il tombe lui aussi dans une arrogance déplacée. Leur point commun : l’envie de violence, mêlée d’anarchie pour l’un et de justice pour l’autre, qui se règle quand même par les armes. Si l’on regrette une écriture poussive et des caricatures qui peinent à prendre forme – au-delà du portrait clairement misogyne de la femme de Prendergast, le suprémaciste du surplus militaires ou les petits truands rencontrés sont d’autres formes de caricatures, qui s’acceptent dans le rythme global du film mais se retiennent comme des silhouettes peu approfondies –, Chute libre a le mérite d’aborder frontalement son sujet, et de mettre en lumière ces dangers silencieux, qui attendent leur heure avec ébullition. Foster croise d’ailleurs quelques homonymes, ces hommes licenciés, bafoués, maltraités et prêts à exploser. C’est bien là qu’est tout le sujet. Le pays qui ne compte plus ses tueries de masse n’en a retenu aucune leçon.
Chute libre, de Joel Schumacher. Écrit par Ebbe Roe Smith. Avec Michael Douglas, Barbara Hershey, Robert Duvall… 1h53
Sorti le 26 mai 1993