Chez Roberto Rossellini, le refus de l’étiquette ne recèle pas une volonté de s’établir en perturbateur. Il dresse un état des lieux. La bourgeoisie ployant sous l’initiative américaine, le communisme bureaucratique et les sermons de l’Église sont des baumes usinés par la machine sociale qui manœuvre les Italiens. Dans Europe 51, le cinéaste fait du personnage d’Irène Girard une observatrice de l’action de ces rouages ; suite à un drame familial, elle s’abandonne à une pérégrination au sein de ces institutions sans jamais s’y rallier.
Le geste, soudain
Enfermée dans son immense appartement où les invités se bousculent, Irène ne prête attention ni aux paroles de son fils Michel, ni au vide qu’il éprouve. Le garçon erre dans ce labyrinthique décor au son des premières notes de musique du film. L’ « accident » survient, innommable.
Du drame éclot un début de transcendance pour Irène. Ni le mari, ni le médecin de famille ne peuvent approcher une pareille expérience car ils sont aveugles de la souffrance du fils. La prise de conscience d’Irène se mue en défaite lorsque Michel succombe à ses blessures. Esseulée, la jeune femme fuit hors des murs, au chevet d’autres marginaux agonisant dans cette Europe désolée. Mais ces points d’orgue narratifs qui rêvent à une culminance du destin se décousent un à un. Aveu d’échec ? Si le cheminement existe bel et bien, il appartient au spectateur de l’extirper de toute structure scénaristique.

1951, portrait d’une Europe
Les bourgeois d’Europe 51 sont prisonniers de l’appartement-studio dans lequel Irène se sent de moins en moins à sa place, quitte à y raser les murs. Elle incarne une Europe fébrile, enfantée par la Rome, ville ouverte qu’avait saisie Rossellini en 1944. Le salut ne peut survenir grâce au temps ou aux somnifères, pas plus en refusant de ressasser le passé comme le préconise Andréa, un cousin communiste (Rossellini répond crûment à cette idée en 1954 avec Voyage en Italie !). Si guérison il y a, elle intervient par le prisme du retour sur soi, sur l’individu. Les chaînes matérielles doivent être brisées pour s’offrir au monde.
Lorsqu’Irène décide d’aller à l’encontre des nécessiteux, ses proches la croient céder aux limbes. Son mari exige de connaître ses allées et venues. Comment lui obéir, alors qu’elle ignore où ses pas la mènent ? Toute communication est désormais impossible entre les époux. Lui n’esquisse plus que des soubresauts mécaniques et mal huilés pour rationaliser l’affaire, la préférant volage que transcendée. Les médecins ne se montrent pas plus éveillés en la passant sous examen. Des voix assujetties par une logique adverse assignent leur propre interprétation sur le comportement d’Irène : la conscience sociale. Épouvantail moqué par les bourgeois pour qui la guerre se prête à discussion avant le café, cette ‘ coscienza di classe ’ cause le malheur des badauds arpentant l’asphalte mouillée en temps de grève.
Si Irène croit, selon les théories de son cousin Andréa, aider son amie prolétaire en lui offrant une prise de fonction à l’usine, c’est avant d’y être confrontée : les gigantesques rouleaux compresseurs et leur vacarme accablant l’écrasent au travers d’une avalanche d’images brutales. Les silhouettes humaines s’y perdent et le champ-contre champ panoramique se confond avec une errance aux abois, au sein des boyaux brûlants de l’usine.

S’abandonner à une vérité
En mêlant Irène à la verticalité de la banlieue romaine, l’image dévoile une réalité au-delà du cadre. Émane une confrontation entre l’étrangère et l’Italie véritable : celle qui s’amuse des trains en toc dans le studio de cinéma est dès lors égarée.
Égarée, mais libre d’observer enfin. Irène se tourne, vagabonde sur le terrain vague, suit les enfants sans mener la danse. Un détail sur l’écran devient sa quête. Elle honnit son passé – chez la Masina, elle feint de provenir d’un camp de réfugiés – mais surtout, bascule dans l’improvisation de son avenir. Et quelle meilleure scène pour démontrer la beauté de l’improvisation que le baiser inattendu, gratuit et adorable de cette enfant au bord du Tibre ? Le visage d’Irène, en gros plan, est flou dans cet instant pourtant charnière. On n’imagine pas qu’un tel fragment pris sur le vif provienne d’une simple indication de scénario. Sa spontanéité crée l’émerveillement.
Quand le film semble se refermer sur l’angoisse d’un asile, le personnage d’Irène s’élève. Est-elle devenue une Sainte ? D’une errance latérale, Irène a franchi les limites de la verticalité filmique. À l’instar de Stromboli où le choix est laissé à Karin de regagner Ginostra ou son foyer, Irène emprunte sa propre voie en refusant de se défendre face aux visages fermés qui l’intiment d’être raisonnable.

Pour Rossellini, l’homme est un héros qui s’inscrit dans une lutte quotidienne. On reconnaît là une pensée commune aux thèses néo-réalistes de Cesare Zavattini. Pourtant, le personnage héroïque d’Irène synthétise plusieurs distinctions : elle est le fruit de la spiritualité et des fresques personnelles de Rossellini. Son héroïsme émane de la survie à la plus terrible des pertes, celle de son enfant. Le cinéaste, ayant lui-même perdu son fils Romano en 1946, déclare qu’il faut bien une force héroïque pour y survivre.
« Éducation » est un vilain mot dans l’esprit de Rossellini. Il manifeste déjà une démarche, plus explicite encore dans ses futurs téléfilms pédagogiques, que l’on peut définir ainsi : la volonté d’enrichir l’homme sans cloisonner l’apport des connaissances par un balisage infantilisant. Europe 51 obéit à cette volonté, nécessitant un rôle actif de la part du spectateur. Il fuit l’explication, à l’image d’Irène qui traverse les ébauches de vies et de pensées et progresse hors d’un scénario lacunaire. Le spectateur peu averti de cette révélation des choses plutôt que d’une fabrication d’intrigues connaît le même malaise que les groupes sociaux qu’Irène côtoie.
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Europe 51 est un film de la délivrance. En un peu moins de deux heures, Rossellini nous dévoile une errance nécessaire, hors du cadre, vers la vérité. Peu de visions projetées sur un écran adoptent une approche aussi pure de l’idée de liberté. Il livre un dépouillement dans lequel le cinéma moderne trouve ses premières notes. Le spectateur, conscient d’être abandonné à cette obscurité, saisit la révélation que le film existe au-delà de l’image. La vie palpite sur la pellicule, mais elle ne s’y arrête pas.
Europe 51, réalisé par Roberto Rossellini. Écrit par Sandro De Feo, Ivo Perilli, Brunello Rondi, Diego Fabbri et Roberto Rossellini. Avec Ingrid Bergman, Alexander Knox, Giuletta Masina… 1h53
Sorti le 4 décembre 1952