[CRITIQUE] Wind River : Catharsis glacée

 

     Si Wind River est le premier long-métrage de Taylor Sheridan, il ne marque pas pour autant ses débuts au cinéma. Le Texan de 47 ans a en effet signé le script de deux des films les plus intéressants de ces dernières années : Sicario (2015), plongée haletante dans la région frontalière entre le Mexique et les Etats-Unis, et Comancheria (2016), qui suivait deux frères braqueurs au milieu du Texas, zone multiculturelle encore marquée par l’affrontement de jadis entre les pionniers et les Comanches. Si ces deux films semblent différents l’un de l’autre par leurs intrigues et la vision de leurs réalisateurs respectifs (Denis Villeneuve pour le premier, David Mackenzie pour le second), ils sont en fait les deux premiers volets d’une trilogie sur la frontière américaine d’aujourd’hui dont Wind River serait le chapitre final. Celui-ci est d’ailleurs pensé par Taylor Sheridan comme la « catharsis » du triptyque. D’où sa décision d’utiliser ce script pour marquer ses débuts derrière la caméra et clôturer lui-même cette proposition de cinéma. Si Comancheria se déroulait dans le climat torride du Texas, Wind River a pour décor une réserve indienne du Wyoming, où la plupart des crimes ne sont jamais résolus, où le froid règne autant que la violence. L’histoire est en apparence simple : un traqueur endeuillé (Jeremy Renner) s’allie avec une agente du FBI (Elizabeth Olsen) pour résoudre le meurtre d’une jeune amérindienne. Mais derrière cet aspect de thriller enneigé, Wind River propose un témoignage pertinent de l’Amérique d’aujourd’hui.

Ce qui surprend d’abord dans Wind River, c’est son épuration. Épuration scénaristique, qui prouve l’appropriation par Taylor Sheridan de toutes les exigences de l’écriture filmique. Là où certains scénaristes qui passent pour la première fois devant la caméra ressentent le besoin de superposer l’image au mot comme en paratexte, d’ajouter des plans vides de sens à un script pourtant sans équivoque, Sheridan expose tout avec finesse. Ainsi, Wind River, tel un diamant brut, fait preuve de beaucoup de sobriété dans son écriture : aucun dialogue n’est de trop, rien n’est surchargé. Mis à part le plan d’un drapeau américain vacillant dans le ciel gris du Wyoming, Sheridan laisse le film parler de lui-même. Et tout cela dans un rythme condensé en à peine 1 h 50, sans que rien ne soit précipité.

Épuration aussi par le biais des décors, qui se limitent aux paysages enneigés. La photographie de Ben Richardson, où toute couleur primaire (le manteau bleu d’Elizabeth Olsen) tranche avec celles, en nuances de gris, du paysage neigeux reflète tout à fait l’âpreté de l’histoire. On remarque également la gestion des grands espaces dont Taylor Sheridan fait preuve. Dans les nombreux plans larges, les personnages apparaissent comme miniaturisés face à l’immensité blanche, comme si l’homme s’effaçait face à la nature. Cette maîtrise de l’espace, Sheridan la doit certainement à Denis Villeneuve, qui a porté le scénario de Sicario à l’écran. Car chez le cinéaste québécois, le mystère du décor envahit le plan (on pense au panorama circulaire sur l’étrange vaisseau de Premier Contact) et les personnages se retrouvent également dépassés par son ampleur. Chez les deux réalisateurs, le territoire apparaît presque comme un protagoniste à part entière qui bénéficierait d’un traitement particulier.

Mais cette importance accordée aux paysages reflète aussi la culture amérindienne, que le film met en lumière à plusieurs reprises : pour les Indiens, la terre est comme une mère nourricière, aussi sacrée et inviolable que le religieux. D’où l’idée de Taylor Sheridan de mettre le territoire à distance à travers des plans larges, comme pour le sacraliser par l’image et le maximiser par rapport à l’homme. C’est donc à un peuple entier que le réalisateur rend hommage, lui qui s’est lié d’amitié avec des Indiens à l’âge de 28 ans. Cette forme de reconnaissance passe d’abord par la forme, mais aussi par le fond et l’écriture-même : si le film, on l’a dit, se montre très épuré au niveau scénaristique, certaines répliques de Jeremy Renner, où son personnage se livre à cœur ouvert, s’apparentent presque à des tirades théâtrales. On se rapproche donc du goût des Amérindiens pour les récits transmis à voix haute, façon de transmettre un héritage aux plus jeunes mais aussi de construire ses propres mythes et opérer une catharsis par la parole. Dans le fond comme dans la forme, les inspirations de Sheridan sont palpables et donnent encore plus de poids à la dénonciation qu’il fait de la négligence de l’Amérique face à ce peuple mis à l’écart.

Mais le véritable intérêt de Wind River réside surtout dans sa réflexion sur l’Amérique moderne et la notion de frontière telle qu’elle peut être perçue aujourd’hui. La première frontière que désigne le film est celle des deux Amériques, symbolisées ici par les deux personnages principaux. D’un côté, Cory Lambert, chasseur de prédateurs habitué du territoire. Dans sa connaissance minutieuse de la nature, dans sa douleur muée en violence cadenassée, on perçoit les stigmates d’une Amérique profonde, rurale, celle qui vit dans l’ombre et ne possède que la terre comme refuge. Face à lui, Jane Banner, agente inexpérimentée du FBI fraîchement débarquée de Las Vegas qui ne connaît rien du territoire. Son visage de poupée et ses cheveux blonds reflètent l’innocence et la candeur d’une Américaine bling bling, habituée à l’American Way Of Life et non à la violence et à la sauvagerie. Même dans le jeu des acteurs, on ressent le fossé entre ces deux protagonistes : si Jeremy Renner (que l’on devine habité par son rôle) fait preuve de beaucoup de retenue, Elizabeth Olsen agit à l’opposé, dans une énergie constante qui la pousse à crier « FBI ! » en pleine altercation. Le face-à-face de ces deux Amériques personnifiées pointe du doigt la frontière infranchissable entre ces deux cultures qui font pourtant partie d’un même ensemble.

Mais la deuxième frontière, plus subtile, est celle de l’âme humaine. Car comme à l’époque des colons, c’est souvent la loi de la nature qui prend le pas sur l’homme. Ici, plus on progresse dans le territoire, plus on repousse ses limites. Soit le caractère se forge, s’affermit face aux obstacles, et l’exploration continue toujours plus loin, soit on baisse les bras et c’est la chute. « Cette fille, c’était une battante. Regardez. Elle a couru 10 km dans la neige », explique Cory à Jane à propos de la jeune fille décédée. En superposant la rudesse du territoire et la complexité de l’esprit humain, en conjuguant frontière de la terre et limites de l’âme, Taylor Sheridan réalise à la fois l’apogée de sa réflexion sur la frontière et une conclusion pertinente à sa trilogie. Avec beaucoup de maîtrise et de sobriété, Wind River pointe du doigt ce qui demeure la plus grande erreur de l’Amérique : son indifférence face à un peuple abandonné à la violence. Violence sourde et sans pitié comme une catharsis glacée.

Sortie en salles.

 

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