Une salle de cinéma, un mercredi matin. Le film ? Mon grand-père et moi. Milieu de séance, un de nos rédacteurs horrifié se met à genou pour prier. Il prie que le calvaire s’arrête, que la bobine s’enflamme, que la salle soit évacuée d’urgence. Il en vient même à prier pour que Robert de Niro, qu’il adore, fasse une crise cardiaque et soit évacué d’urgence. Mais si cette histoire est bien vraie et a nourri quelques blagues lors de nos après-séances, notre rédacteur est poli et a fait son happening en silence pour le seul amusement de ses camarades de rangée. Le film qu’on a pris en exemple était un calvaire annoncé. Mais qui ne s’est jamais retrouvé devant cette horreur visuelle, ce film interminable où nous sommes coincé·es et condamné·es à subir une œuvre morte-née souvent assénée par un·e producteur·ice cynique ? Ce fantasme, cette volonté de se lever et d’hurler notre rébellion en espérant libérer les silencieux·ses qui partagent notre pensée, c’est Yannick qui l’incarne le mieux.

Yannick, on ne peut que le comprendre. Un peu plus tard dans le film, lorsque nous voyons l’affiche de cette pièce sobrement intitulé Le cocu, avec la gueule de con·ne des comédien·nes qui tentent déjà la pose comique sur le papier glacé, on pense à toutes ces représentations que l’on évite comme la peste mais qui ont malgré tout un franc succès. On s’est surtout déjà retrouvé·e au moins une fois devant Le clan des divorcées, Docteur Alil et Mister Vardar et horreurs du genre, tant de moments gênants qui font ressortir nos plus incisifs « Plus jamais ça » – spoiler alert : on n’y a pas échappé les fois suivantes. Assister au Cocu est un véritable supplice. Quentin Dupieux se fait un malin plaisir à nous le faire subir par cet équivalent d’une captation théâtrale, déjà un calvaire au cinéma, et par son accentuation de la gêne ambiante. On observe ces comédien·nes tenter de faire vivre un texte auquel iels ne croient pas, une sombre histoire de cocufiage et de problème d’intestins où tous les dialogues n’ont aucune saveur ni rythme. Ouais, c’est de la merde, de celle qui nous ferait quitter l’enceinte du théâtre si on avait pas payé la place 16 balles. C’est en partie pour ça que Yannick n’accepte pas de simplement partir et se sent obligé d’intervenir, de manifester un mécontentement qu’il pense commun.
Son audace le pousse à l’acte : armé, Yannick impose la réécriture et propose d’écrire lui-même une pièce qui aura pour but de sauver la soirée de tout le monde. Le geste retors de Dupieux consiste à nous sortir d’une première prise d’otage, celui de la médiocrité au nom de l’art, pour nous emporter vers une seconde, sous sa forme la plus littérale. Hors de ce procédé humoristique, qui marche du tonnerre et fait énormément confiance à ses acteur·ices à travers une mise en scène minimaliste (laquelle fait reposer tout le tempo comique sur leurs épaules), ce qui se passe devient une affaire d’intime que l’on perçoit dans la force des regards, véritables lieux d’échanges et de dialogues. En utilisant la diction particulière de Raphaël Quenard et surtout son volume, Dupieux lui fait envahir l’espace et remplir le vide où se passe la réelle narration. Celle de ces comédien·nes sur scène, qui réalisent qu’iels participent à un nivellement par le bas d’un système culturel s’égarant dans le divertissement facile ; celle d’un public passif, qui subit sans questionner, rigole parce qu’il faut rigoler, applaudit parce qu’il faut applaudir.

De ces réactions futiles et forcées, on passe à de véritables éclats. Le public, diégétique ou devant l’écran de cinéma, ne jubile pas de l’horrible récit écrit par le veilleur de nuit intrusif mais bien de la mise en scène qu’il a élaboré pour se faire entendre et qui, au-delà de ses goûts en art tout aussi douteux, a fait de nous ses complices grâce à la sincérité de son discours. Par le suspense qu’il parvient à instaurer, même si ce dernier intervient avec le danger de mort, Yannick crée un réel divertissement. Peu importe au final que la pièce qu’il met en place, une histoire sordide de médecin ressuscitant un faux cadavre, soit aussi nulle voire pire que Le cocu. En dernier acte, nous devons subir cette nouvelle offense artistique, dans une autre prise d’otage, puisqu’il s’agit encore de regarder l’intégralité de cette scène d’une médiocrité absolue. Mais Dupieux la rend ludique par la joie d’un Yannick qui observe son œuvre depuis les coulisses et se sent diverti, probablement conscient que ce qu’il a créé est mauvais, mais satisfait de voir un public emporté par la tentative.
C’est là qu’on réalise que cette mise en scène simple est au service des acteur·ices, dont la partition est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Jouer sur l’alternance du cabotinage et du naturel n’est pas une mince affaire et, à ce titre, le duo Pio Marmaï/Blanche Gardin excelle. Toute la réflexion sur l’exécution de ce faux art scabreux se joue là, dans ces instants où les comédien·nes sur scène redeviennent de simples humain·es au théâtre mettant en doute leur conviction face à ce que leur profession exige. “On va devoir la jouer plus d’une centaine de fois, cette pièce” : par cette phrase scandée avec conviction, on sent toute l’auto-persuasion de celui qui a du accepter un boulot honteux pour bouffer. Pour lui aussi, l’intervention de Yannick est une libération, qui l’interroge sur les responsabilités d’un outil artistique et de sa portée. Dans cette heure si courte se cache énormément de richesses. Dupieux nous appelle-t-il à nous rebeller lorsque nous assistons à une représentation honteuse, ou répond-t-il par la provocation à celleux ayant pu quitter la salle lors d’une projection d’un de ses films ? “Si vous n’êtes pas content, faites pire”. Sauf qu’en faisant pire, Yannick fait mieux, juste par l’intention.

L’amusement final, c’est celui de se dire qu’il n’y a peut-être rien de tout cela dans Yannick. Dupieux, pourtant l’un des cinéastes les plus intéressants de sa génération dans sa façon d’utiliser le cinéma comme laboratoire de mini-expérimentations, serait le premier à dire qu’il n’y a pas tant à réfléchir sur son œuvre. Qu’importe, tant ses images le contredisent et nous parlent. On en vient ironiquement à fantasmer ce moment où la horde qui hurle sa jubilation lors des séances au Grand Rex deviendrait un attroupement de Yannicks qui pourrit la séance par mécontentement, parce que se taire et juste payer sa place est la pire des complicités. Nul doute que l’on se mêlerait à cette danse-là.
Yannick, écrit et réalisé par Quentin Dupieux. Avec Raphaël Quenard, Blanche Gardin, Pio Marmaï… 1h07
Sorti le 2 août 2023