El, ou plutôt « Lui » dans la langue française, bien que la traduction du titre dans notre pays est Tourments. Autant conserver le titre original, bien plus représentatif du film. El, ainsi donc s’agit-il d’un film centré sur la figure de l’homme ? Oui, mais pas n’importe laquelle ! Celle de l’homme puissant, possessif, paranoïaque, oppresseur, menteur et lâche. Réalisé par le cinéaste Luis Buñuel – connu grâce à son court métrage Un chien andalou – il s’agit de l’un des films préférés et les plus personnels de son auteur.
Buñuel admet en effet s’identifier à son personnage principal, Francisco Galvan de Montemayor, un riche propriétaire foncier, héritier d’une puissante famille, et catholique pratiquant. Au cours d’une cérémonie religieuse, il rencontre Gloria, jeune femme sur le point de se marier, mais dont la beauté le hante depuis. Francisco retrouve Gloria, la séduit, et la convainc de l’épouser, séduite qu’elle est par l’amour intense qu’il lui porte. Une union qui se transforme en cauchemar pour Gloria dès la nuit de noces.
Un déroulement qui ne surprend pas le spectateur attentif, car annoncé par le réalisateur dont la mise en scène expose dès les premières minutes un rapport de force totalement désavantageux pour Gloria. Véritable démonstration technique dès sa séquence d’introduction (les cadres mettent en avant l’ampleur de l’église, les travellings superbes traversent la foule), la mise en scène expose la fragilité de Gloria face à Francisco lors de leur premier échange dans l’église. Francisco domine littéralement l’écran, sa carrure enferme le personnage de Gloria, montrée alors comme prise dans un piège qui se referme sur elle.
C’est ce qui se produit où, à travers un flashback, elle remonte le temps à partir de leur voyage de noces, où le séducteur affiche un tout autre visage. En remontant le fil de leur vie commune, Luis Buñuel développe un véritable cas d’école de jalousie paranoïaque. La précision du metteur en scène est telle que Jacques Lacan, psychanalyste français de renom, se sert du film comme démonstration de la paranoïa. Une paranoïa source de tensions, et de violences de la part de Francisco, qui culminent jusqu’à une séquence « Hitchcockienne » évoquant Vertigo, mais réalisé cinq ans avant. Un homme qui étouffe, d’abord au sens figuré, puis au sens propre son épouse.
Loin de se contenter d’une étude de cas, le film se pose comme une étude des rapports entre hommes et femmes, les premiers opprimant véritablement les secondes. Ne se cachant pas derrière le cas particulier du Mexique (où est tourné le film), Buñuel développe une histoire qui pourrait se dérouler n’importe où. Ici l’emprise de Francisco est totale, à tel point qu’il parvient à faire culpabiliser sa femme y compris lorsque ses mauvais choix sont uniquement de son fait. Un personnage toutefois montré comme détestable en toutes circonstances, qui ne supporte aucune contradiction, et s’imagine que le monde doit aller dans son sens.
Plus encore, l’entourage joue un rôle primordial dans ce rapport de force, qui favorise clairement l’homme au détriment de la femme. En homme riche et puissant, Francisco ne peut être vu que comme fondamentalement bon, y compris par le curé, quand bien même il ne se sert de la religion que pour assouvir ses envies. Même la propre mère de Gloria se range du côté des remontrances de son mari, plutôt que de la soutenir concernant son comportement violent. À une époque où il est question de croire la parole des femmes, certains passages du film sont édifiants.
Luis Buñuel décrit une relation toxique, un piège qui se referme sur sa protagoniste, dont le choix in fine est la fuite, sinon mourir. Une conclusion toutefois teintée d’optimisme par le réalisateur, qui considère El comme l’un de ses films préférés. Il s’agit en tout cas d’une belle porte d’entrée pour son cinéma, tant le film est moderne par sa technique et toujours d’actualité par son propos. Il bénéficie en outre d’une très belle restauration (notamment grâce à Guillermo Del Toro). Tout est réuni pour découvrir ce film et la filmographie du cinéaste.
El de Luis Buñuel. Écrit par Luis Buñuel et Luis Alcoriza. Avec Arturo de Cordova, Delia Garcés, Aurora Walker… 1h32.
Sorti le 2 Juin 1954.