Dans les duos amoureux que représente Valérie Donzelli, le mot d’ordre est la passion. Passion vectrice de force dans La guerre est déclarée, qui permet à Juliette et Roméo d’affronter un moulin insurmontable, passion fusionnelle dans Main dans la main, où Hélène et Joachim ne peuvent se quitter sous peine d’y trouver leur propre trépas. Lorsqu’elle filme les rencontres de ses personnages, elle ne peut y apporter un autre regard que celui de cette intensité sentimentale, des êtres dont l’électricité ne peut qu’être engagée dès les premiers échanges, procurant les joies, mais aussi les peines. Les passions de Valérie Donzelli animent, épuisent, et peuvent également détruire celleux qui se jettent à corps perdu dans leur aventure, incapables d’avoir le moindre recul tant toutes leurs émotions sont emportées, et la raison les quitte. L’étonnement de voir la réalisatrice s’intéresser à un genre aussi codifié, et par cela difficile à incarner, que le thriller, s’estompe lorsque l’on comprend qu’il s’agit avant tout du récit d’un amour, dans ce qu’il a de pire. Emprise, toxicité, domination, l’horreur que décrit Éric Reinhardt dans les lignes de L’amour et les forêts n’est au final pas si éloigné que ce que sait mettre en scène Donzelli, à savoir une nouvelle déclinaison de la passion. Passion de la destruction, de l’annihilation de l’être soi-disant aimé, celle que l’Homme se vante de posséder, d’être l’objet d’un bonheur en sens unique, vecteur de ses pulsions érectiles.

Tant dans la manière dont Valérie Donzelli le représente que dans la manière dont Melvil Poupaud l’incarne, Grégoire est un être de sexe, et une représentation phallique fantasmée, qui procure à Blanche nombre d’émotions, comblant le vide avec lequel on la découvre, et dont il s’empare sans la laisser respirer. Fantôme du passé devenu omniprésence du présent, Grégoire ne laisse plus de place à l’autre, ni à ses autres. Amant d’une sensualité sans égale, c’est par sa libido débridée qu’il atteint la belle, utilisant sa propre addiction comme un transfert, qu’elle accepte, passive. Les émois de genèse, où le couple se découvre, se passent généralement sous la couette, et Grégoire utilise les ébats comme un artifice pour resserrer son emprise, aveugler sa cible, et entraîner Blanche vers un mariage rapide, un déménagement soudain, tant de choses qu’elle n’a le temps de remettre en question. Mais la « bonne bite » reste un fantasme masculin, jamais celui de notre héroïne. Une fois lassée de ces intensités aveuglantes, Blanche reprend ses esprits, et réalise ce qu’elle a accompli : absolument rien. Elle est devenue, sans s’en rendre compte, figurante d’un foyer qui a été décidé pour elle, et dont elle n’a le droit de partager l’affiche. Ayant construit son piège, celui qui avait besoin de la maintenir sous sa coupe n’a plus besoin d’engranger d’efforts, lui glisse un « Tu veux pas me sucer ? » qu’elle ne lui connaissait pas, esquisse les coups à venir lorsqu’elle se refuse à lui. La rupture s’amorce, et il est déjà bien tard.

Tard car, dans la manière de construire leur scénario, Valérie Donzelli et Audrey Diwan nous mettent à distance, et nous entraînent dans une autre prison, depuis laquelle nous hurlons à l’aide, sans jamais pouvoir intervenir. Ce récit d’emprise aurait pu passer par le point de vue de la victime aux moments des faits, nous faisant prendre conscience à ses côtés qu’une sombre histoire se dissimule derrière les caresses intrusives. Mais en choisissant de les relater au passé, depuis une séance confidente destinée à aider Blanche à se reconstruire, nous avons déjà toutes les clés, et embrassons le point de vue de la psychologue, qui écoute les détails que sa patiente décrit naïvement, mais dont elle voit les réalités. Dès cette première caresse sur la joue, où Grégoire s’exclame « Je veux que tu sois toute à moi », nous savons de quoi il retourne, et voir cette femme si attachante gober ces paroles nous rend la scène plus insupportable encore, jusqu’à nous rappeler une autre épreuve difficile, celle de Yaroon Shani et de son éprouvant Chained. Il ne suffit que de ces quelques gestes, dont la caméra parvient à épouser la fausse subtilité, pour que la simple présence de Melvil Poupaud à l’écran réveille nos terreurs, et nos envies de nous agripper à nos sièges, pour ne pas rejoindre la cellule de Blanche, si palpable. Par cette minutie, les cadres semblent toujours refermés, et même lorsque Blanche respire, dans son nouvel emploi, ou dans cette merveilleuse scène de forêt où elle redécouvre les joies d’une passion simple, la menace de Grégoire est omniprésente. Les séquences de harcèlement, où il la réveille en pleine nuit pour la questionner, détruit le mobilier, lui compte les atouts qu’il peut déployer contre elle, nous sembleraient presque plus douces que ces moments où nous ne savons pas où il est, mais où nous l’imaginons, constamment, envahir le cadre et déchaîner sa violence.
Dans sa dernière partie, L’amour et les forêts fait disparaître cette violence au profit du ridicule de Grégoire, ce dernier perdant sa puissance lorsque Blanche retrouve confiance en elle. L’occasion pour Virginie Efira, qui incarne déjà deux rôles très différents, de dévoiler une troisième palette, dont la détermination s’allie à la reconstruction à laquelle nous avons assistée. Dans un dernier plan hautement signifiant, Blanche quitte le champ, abandonne cette histoire qui ne sera plus sienne, et y laisse Grégoire ruminer cette colère qui, au final, l’aura emporté aussi, lui qui ne peut plus se victimiser pour justifier ses abjections. Nous ne verrons pas l’issue de la procédure judiciaire qui s’amorce, ni n’aurons la satisfaction d’une vengeance que nos pulsions réclament. Ceci est une autre histoire, que nous ne pouvons qu’imaginer. Nous avons vu celle d’un amour, dans ce qu’il a de pire, et surtout de plus banal, tant il assemble des témoignages que nous voyons, entendons, mais n’écoutons pas. Cette histoire difficile à voir, difficile à vivre, mais parfaitement retranscrite à l’écran, nous fera peut-être écarter un peu plus les œillères.
L’amour et les forêts, de Valérie Donzelli. Écrit par Audrey Diwan et Valérie Donzelli. Avec Virginie Efira, Melvil Poupaud, Philippe Uchan… 1h45
Sorti le 24 mai 2023