Nous avions découvert Swallow au dernier Festival de Deauville et nous avions eu un vrai coup de cœur pour ce film sensible et engagé. À l’occasion de sa venue à Paris pour la promotion du film, nous nous sommes entretenus avec son réalisateur Carlo Mirabella-Davis pour évoquer la genèse de son film mais également son rapport très fort au féminisme.
Swallow est un film qui sort des sentiers battus en plus d’être votre premier film. Aviez-vous peur de présenter votre projet ? Comment avez-vous fait pour trouver les financements nécessaires ?
Je suis persuadé que l’art doit être un peu inhabituel. Après tout, la vie elle-même est faite d’imprévus et peut être une expérience complexe. J’écris avec mon cœur et sur ce qui me passionne. Grâce à ça, j’ai de quoi me motiver pour écrire et réaliser mes projets. Si le film a pu naître c’est surtout grâce aux incroyables producteurs et investisseurs qui ont cru en ce projet inhabituel. J’ai demandé à une de mes collègues qui étaient les meilleurs producteurs indépendants et elle m’a répondu : “Mollye Asher et Mynette Louie, mais tu ne les auras jamais”. Par je ne sais quel miracle, elles ont toutes les deux décidé de rejoindre l’aventure. Soulever des fonds aux Etats-Unis était compliqué donc la majeure partie de notre financement provient de la France et de notre investisseur Charades and Logical. Faire un film relève beaucoup de la chance et j’ai eu énormément de chance. Évidemment j’étais effrayé mais c’est comme ça que j’ai su que le projet en valait le coup.
Votre film est très maîtrisé et carré. Vous jouez sur l’esthétique et l’intériorisation des sentiments d’Hunter. Il y a quelque chose de presque chirurgical dans votre mise-en-scène. Quelles étaient vos influences pour ce film et quelles sont vos influences cinématographiques en général ?
Mon but était d’être aussi précis que possible dans la mise en scène pour contrebalancer avec l’aspect primitif de la maladie de PICA. La danse qui s’effectue entre le conscient et l’inconscient est fascinant. Même si tout semble parfait en surface, Hunter commence à réaliser de manière inconsciente que la famille de son mari – à l’idéal patriarcal – est en train de l’enfermer. L’une de ces métaphores visuelles se voit avec cette grande vitre d’abord parfaite où une fissure apparaît petit à petit. J’ai eu la chance de travailler avec équipe qui a su capturer l’essence même de mon film et le retranscrire à travers le design, la direction et les costumes. Ma cheffe opératrice et moi-même avons élaboré un ensemble de placement de caméras bien définis que nous avons brisé seulement aux moments où Hunter ressent quelque chose de fort. La plupart des plans au début du film sont fixes et contrôlés lorsqu’Hunter est perdue ou déterminée par son environnement. Au contraire, lorsqu’Hunter a ces moments mystiques avec les objets, la caméra joue sur des plans plus serrés et une mise au point plus importante. Ma directrice artistique m’a suggéré l’idée que chaque accessoire dans le film devait ressembler à des objets qu’Hunter pourrait manger s’ils étaient plus petits. Mon incroyable costumière Liene Dobraja – avec la participation de Haley Bennet – a voulu une garde-robe avec d’abord des couleurs joyeuses alors que la maison est plus terne. Alors que la situation se dégrade, la maison semble vampiriser Hunter dont les vêtements deviennent plus ternes alors que la maison est plus colorée.
On a eu énormément d’influences pour le film comme Une femme sous influence, Jeanne Dielman 23 quai du commerce 1080 Bruxelles, Safe, La nuit du chasseur… On a aussi été énormément influencé par les films d’Hitchcock, Brian de Palma et Douglas Sirk. Nos palettes s’inspiraient de Hitchcock et Argento. J’adore les couleurs dans Suspiria et nous lui avons fait quelques clins d’œil.

Swallow met en avant la maladie de PICA qui est quelque chose dont on parle que très peu. Avez-vous travaillé avec des professionnels ? Avez-vous rencontré des gens qui ont cette maladie ?
On a eu la chance d’avoir le docteur Rachel Bryant-Waugh, qui est la spécialiste mondiale de PICA, en tant que consultante sur le film. Après avoir lu le script, elle a écrit une étude de cas pour Hunter comme si elle était une de ses patientes. Je la remercie car ce document nous a été très précieux. J’ai fait énormément de recherches en amont et je me suis aussi inspiré de mes propres TOC. Même si PICA est une maladie peu connue et confuse, j’espère que le public y verra un message universel et se dira : “Je ne mangerais pas un objet dangereux mais je comprends les émotions et l’anxiété qui a poussé Hunter à le faire parce que je suis moi-même passé par ces émotions”. L’empathie qui se dégage du film est en grande partie grâce à mon actrice principale absolument incroyable qu’est Haley Bennett. Elle offre une incroyable performance et arrive à faire transparaître plusieurs couches d’émotions au même moment avec seulement un geste dans ses cheveux ou un simple regard. On a eu de la chance d’avoir une actrice qui a su donner vie avec force et sincérité à Hunter.
Vous vouliez honorer la mémoire de votre défunte grand-mère. Les choses semblent avoir évolué mais pas suffisamment. Quel est votre point de vue sur cette question ? Est-ce que Haley Bennett s’est impliquée dans le projet pour donner son point de vue ?
En effet le film s’inspire de ma grand-mère Edith Mirabella qui était une femme au foyer dans les années 50 et qui vivait un mariage malheureux. C’est à ce moment-là qu’elle a développé des rituels de contrôle. Elle se lavait les mains constamment quitte à utiliser quatre savons et douze bouteilles de désinfectant par semaine. Je pense qu’elle cherchait quelque chose qu’elle pouvait contrôler contrairement à sa vie. Mon grand-père, sur l’ordre des médecins, a placé ma grand-mère dans un institut psychiatrique où elle a subi une thérapie par électrochocs, la méthode de Sakel (méthode qui consiste à provoquer un coma par injection d’insuline) et une lobotomie non-consentie, ce qui a provoqué sa perte de goût et d’odorat. Aucuns de ces traitements n’a soigné ses TOC. J’ai toujours eu l’impression que ma grand-mère a été punie pour ne pas avoir voulu rentrer dans les cases de l’époque et de ne pas être la femme et la mère qu’elle aurait dû être. On a fait de vraies avancées depuis les années 50 en ce qui concerne la libération de la femme du système patriarcal qui gangrène notre société mais il y a encore énormément de travail à accomplir. J’ai été élevé par des féministes et on m’a appris que le féminisme était pour tout le monde parce que c’est une question d’égalité. Si la moitié de la population est moins payée que l’autre alors c’est une injustice qui doit être corrigée. Malheureusement, avec l’arrivée de l’administration Trump, on note un retour de ces paradigmes patriarcaux des années 50.
Je me souviens avoir regardé une émission de Tucker Carlson sur Fox News dans lequel il disait que le féminisme n’était pas nécessaire car le sexisme n’existait plus. J’étais furieux d’entendre ça ! Le féminisme est plus que jamais nécessaire. Lorsqu’on est élevé en tant qu’homme, encore plus lorsqu’on est blanc, il y a tant de privilèges qui viennent avec de manière inconsciente. S’ils ne sont pas contrôlés, ils deviennent la source d’une ignorance délibérée et entraînent des injustices. Lorsque j’avais la vingtaine, je m’identifiais en tant que femme, je portais des vêtements de femme et j’avais un autre prénom. C’était l’une des plus belles périodes de ma vie où j’ai pu grandir et développer ma créativité artistique. C’est un moment qui m’a permis d’ouvrir les yeux. Comme je disais, lorsqu’on est élevé en tant qu’homme, on ne réalise pas forcément à quel point le sexisme est ancré dans la société. Juste le fait de marcher dans la rue nous montre comment la société voit et essaie de contrôler les femmes. C’est une période incroyablement exaltante car il y a tellement de nouvelles réalisatrices, des réalisateurs et réalisatrices de couleur ou LGBTQ qui font enfin entendre leurs voix. Maintenant que c’est dit, les studios et les festivals doivent faire en sorte que ces voix soient soutenues. Des voix et des histoires audacieuses sont nécessaires pour défier le statu quo. J’espère que Swallow permettra aux gens de se sentir vus et défiera certains paradigmes oppressifs de la société.

On critique souvent les réalisateurs qui font un film sur un sujet qui ne les concerne pas ou le fait qu’il y ait encore énormément d’hommes qui réalisent des portraits de femmes. Vous avez vécu cette histoire à travers votre grand-mère mais votre point de vue est toujours masculin. Est-ce que c’est quelque chose qui vous a effrayé au moment de faire votre film ?
Absolument. Même si l’histoire est inspirée de ma grand-mère, j’avais très peur que mon regard masculin ait un impact sur le récit. C’est quelque chose que mes productrices et moi-même redoutions. Au lieu d’ignorer le problème en espérant qu’il n’en devienne pas un, on a passé beaucoup de temps à réfléchir et discuter pour empêcher ça et garder notre récit authentique. J’ai eu la chance d’être entouré par d’incroyables artistes femmes qui ont fait de l’histoire de ma grand-mère leur histoire. Deux tiers de notre casting et de notre équipe sont des femmes. Avec l’assiduité et la sagesse de mes collaborateurs, j’espère qu’on a été capables de garder l’authenticité du film. Je pense que l’erreur que font la plupart des réalisateurs lorsqu’ils racontent des histoires de femmes c’est qu’ils assument leur perspective masculine sans penser qu’elle puisse être un problème et ne font donc aucun effort pour contrer ce problème.
Swallow est diffusé dans énormément de festivals à travers le monde et rencontre un vrai succès que ce soit critique ou public. Pensiez-vous aller aussi loin avec ce film ? Avez-vous des retours de personnes vivant la même situation ?
Je suis tellement heureux de voir l’accueil chaleureux fait au film. Quand tu réalises un film, tu n’as aucune idée de ce que va en penser le public. Faire ton premier film est une aventure épique pour laquelle on est jamais prêt. J’ai discuté avec d’autres réalisateurs que je respecte énormément dont un de nos producteurs exécutifs et qui est également mon mentor : le réalisateur Joe Wright. Honnêtement, je ne pensais pas être capable de faire un film. J’allais passer le reste de ma vie à le vouloir sans jamais avoir l’opportunité d’en réaliser un. C’est un rêve devenu réalité pour quelqu’un comme moi qui regardait cinq films par jour. Je suis obsédé par les films donc en réaliser un… je peux mourir heureux ! C’est incroyable de voir que le film touche les gens personnellement. Les projections sont parfois très émouvantes. Swallow est un film qui peut vous faire rire, pleurer et vous effrayer. Ce sont des montagnes russes et j’espère que lorsque le film sortira en France – par notre incroyable distributeur UFO -, le public viendra vivre cette expérience au cinéma.

Le cinéma a toujours eu vocation à faire prendre conscience des choses aux gens, faire bouger les lignes mais c’est quelque chose que les films d’horreur font peu mais le votre le fait à la perfection. Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre film d’horreur et film engagé ?
J’ai envie de donner une autre dimension aux films de genre. À travers leur expérience viscérale, les films d’horreurs permettent de créer une catharsis émotionnelle pour le public qui peut parfois être profonde. J’aime aussi les drames complexes, aux personnages fascinants qui trouvent les bons acteurs pour leur donner vie. Je pense que la clé pour trouver l’équilibre entre l’aspect sérieux et dramatique avec les aspects plus horrifiques était d’ajouter un peu de comédie noire. Je me souviens avoir eu une conversation avec nos investisseurs Charades? Carole Baraton m’a alors demandé s’il y aurait un peu d’humour noir dans le film. J’ai réalisé qu’un peu d’humour rendait le projet plus humain car on se retrouve confronté à des expériences déstabilisantes. Une autre façon de garder cet équilibre était à travers la musique. Grâce au travail de Nathan Halpern, nous avons une musique qui s’inspire du travail de Hitchcock avec Bernard Hermann.
Il y a une nouvelle génération de cinéastes ambitieux comme Ari Aster ou Jordan Peele et vous en faites définitivement partie. Est-ce difficile de réaliser des films d’horreurs différents aujourd’hui ?
Je suis un grand fan de ces réalisateurs donc c’est un honneur que vous me mentionniez avec eux. À vrai dire, j’ai étudié avec Jordan Peele. Quand j’avais 15 ans, il m’a pris sous son aile et m’a montré The Shining et Akira, depuis je suis sa carrière avec attention. C’est une période incroyablement exaltante pour faire des films d’horreurs avec l’émergence de tels cinéastes qui utilisent le film d’horreur pour examiner les problèmes de la société. Je me souviens avoir été impressionné par The Babadook et comment Jennifer Kent a réussi à créer un film psychologique aussi fort sur la pression matriarcale qui peut mener à la folie. La peur est la première émotion que l’humain expérimente : la douleur et la peur de naître. Nous sommes confrontés à la peur et l’anxiété d’une manière ou d’une autre dans nos vies. Comme les films d’horreurs prennent ces peurs pour les montrer à l’écran dans un environnement contrôlé et sécurisé, ils offrent au public une émancipation de ce cycle de terreur à travers une expérience artistique. Je pense sincèrement que les films d’horreur, s’ils sont bien faits, peuvent rendre le monde meilleur, créer de l’empathie et combattre les injustices. Faire ces films n’est pas frustrant, au contraire ça m’inspire ! Après je ne suis pas un cinéaste d’horreur traditionnel. Les cinéastes dramatiques sont ceux qui souffrent le plus aujourd’hui car les studios américains pensent que le marché pour ce genre de films n’existe plus. C’est une honte parce que j’adore les drames et les studios n’en réalisent qu’un ou deux à gros budget calibré pour gagner les Oscars. Peut-être que les films d’horreurs pourront redonner de l’attrait aux drames.

Dans une récente interview vous disiez que votre prochain projet serait un film surnaturel féministe. Le féminisme est quelque chose qui semble vous tenir à cœur. Vous qui êtes dans cette industrie, comment voyez-vous l’évolution de la femme et son rôle dedans ?
Le féminisme est important à mes yeux et je veux continuer à faire des films qui explorent les problèmes qui m’intéressent de manière, je l’espère, divertissante. En tant que cinéaste indépendant, je ne fais pas vraiment partie de cette industrie mais j’ai des retours de mes collègues femmes qui me disent que même si certaines ont réussi à briser le plafond de verre d’Hollywood, il y a encore énormément de travail à effectuer pour soutenir les voix des femmes et des contenus avec plus de femmes en tant que personnages principaux. Le mouvement #MeToo fut très important pour que le changement s’opère et brise la tyrannie des hommes dominants mais je pense qu’il y a encore beaucoup de choses à supprimer lorsqu’on voit que le système a laissé des monstres comme Harvey Weinstein continuer leur règne de destruction pendant des années. Les hommes de cette industrie, comme moi, doivent constamment se demander les bénéfices qu’ils ont de ce système sexiste et ce qu’ils peuvent faire pour combattre ce privilège.
2019 s’est terminé et une décennie de films aussi. Quels sont les films qui vous ont le plus touché ces dix dernières années ?
Wow, une décennie est déjà passée ! Énormément de films m’ont touché ces dernières années, je peux vous en citer quelques uns : Les Nouveaux Sauvages, Get Out, The Babadook, Lady Macbeth, Toni Erdmann, Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence, Melancholia, Burning, 12 Years a slave, Heredité, Black Swan, The Rider, Phantom Thread, Holy Motors, The Invitation, Force majeure, The Lobster et Moonlight. Je n’ai pas encore vu Parasite mais je suis certain qu’il aurait fait partie de cette liste aussi !
Swallow de Carlo Mirabella-Davis. En salles le 15 janvier.
[…] Entretien avec Carlo Mirabella-Davis, réalisateur de « Swallow » : https://onsefaituncine.wpcomstaging.com/2020/01/13/entretien-avec-carlo-mirabella-davis-realisateur-de-swallow/ […]