Les boogeymen ont l’aura longue. Leurs mythes cinématographiques n’ont jamais été aussi vifs lorsque l’Oncle Sam tente régulièrement de leur offrir une nouvelle jeunesse. Pour le meilleur ou le pire, on assiste à de nouvelles émules, chargées de pousser les nouvelles générations vers la frayeur que nous avaient alors conférés les Michael Myers, Freddy Krueger, Book of Necronomicon et consorts. Dans son carcan bien plus social que ses collègues, Candyman est celui qui effraie, dont on peut redouter une nouvelle adaptation tant son propos politique est fort, et nécessite un soin particulier. Mais puisqu’il y est question de condition noire, qui habitait l’adaptation de 1992 en filigrane, la volonté de Jordan Peele de s’approprier la légende et d’y confier la réalisation à Nia DaCosta semble pertinente pour faire naître quelque espoir.
Pour illustrer la manière dont la réalisatrice s’est réappropriée le mythe du Candyman, et la nouvelle de Clive Barker qui a initié les adaptations, il est bon de revenir sur le film de Bernard Rose de 1992. Déjà parce qu’il est excellent, et qu’on ne vous le conseillera jamais assez, mais aussi car sa manière de traiter l’intrigue détone, sans pour autant être anti-nomique avec la façon dont Nia DaCosta aborde son récit. Le propos sur la ghéttoïsation est toujours aussi actuel, quand on nous montre les communautés noires comme des parias, des délinquant·e·s par défaut qui n’ont aucun droit à une vie respectable. Ainsi, lorsque Helen Lyle vient dans les murs délabrés enquêter sur la légende urbaine, elle est comparée à la police, et devient instantanément source de frayeurs pour ces habitant·e·s qui n’aspirent qu’à la paix – on pense à l’appartement d’Anne-Marie McCoy (interprétée par Vanessa Williams, qui reprend son rôle dans la nouvelle version), entouré d’insalubrité mais qui est cosy en son intérieur.

Les événements du premier film se voient donc relatés dans cette suite, à quelques exactitudes près. Plus ils sont évoqués, sous forme d’ombres chinoises, plus ils se dénaturent, jusqu’à ne plus s’approcher des souvenirs que l’on garde du film. C’est là que nous tenons un penchant très intéressant. S’il est conseillé de voir le premier film avant cette version, et que la parentalité entre des faits évoqués dans le premier semble un peu forcée de prime abord, ce manque d’exactitude sied à l’aspect légende urbaine. S’il nous était demandé, fort·e·s d’un visionnage datant d’une vingtaine d’années, de raconter l’histoire de Candyman premier du nom, il y a fort à parier que nombre d’éléments seraient erronés, érodés par le temps qui passe, et un souvenir qui, s’il nous semble intact par l’impact qu’a eu l’œuvre, s’emmêle entre les divers moments puissants du métrage. Comme une légende urbaine, et du fait qu’il semble que celui qui la raconte est le dernier passeur de vers de cette histoire, les années entremêlent les faits avec d’autres contes macabres, y voient l’introduction de souvenirs personnels, et tout devient confus, éloigné de ce qui s’est réellement passé, ce à quoi nous avions assisté à l’écran. Un parti pris habile, qui permet à Nia DaCosta de se réapproprier le mythe, d’en faire sa propre lecture et introduction.

Son boogeyman, c’est Sherman Fields, un homme sympathique errant dans la cité de Cabini-Green, donnant des bonbons aux enfants, et accusé à tort d’une affaire de lames de rasoirs retrouvées dans les délicieuses friandises. Justice expéditive oblige, la police en le retrouvant décide de l’abattre et de noyer les faits. À l’instar de Daniel Robitaille, et de nombreux autres, ces noms deviennent oubliés, et ne parviennent qu’à intégrer les souvenirs communs que par celui de Candyman. Les gens murmurent à demi-mots l’entité tueuse qui survient si l’on prononce cinq fois son nom devant un miroir, mais oublient la souffrance dont a découlé un tel mythe. Lorsque Anthony McCoy entend parler de cette légende, le passé surgit : le sien, profondément enfoui, qui devient une obsession et le force à puiser dans ses mémoires pour créer ses peintures, mais aussi celui de la légende tournant autour de ces quartiers désolés, qui prend la forme de nouveaux meurtres. À l’instar d’Helen Lyle, Anthony enquête, pousse ses recherches dans le but de faire naître l’œuvre parfaite qui témoignerait des injustices oubliées, mais sombre peu à peu, se confondant avec l’entité meurtrière à mesure que celle-ci décime ses nouvelles victimes. Pour illustrer l’obsession de McCoy, la réalisatrice joue avec les miroirs, y faisant apparaître son boogeyman dont il est le seul à distinguer le visage, tel qu’on le lui a raconté. On joue d’un hors-champ, d’une menace à peine palpable, qui tranche alors qu’on l’a juste remarqué, parce qu’on refuse de clairement l’identifier. La mort décime son entourage, les accusations pointent ce cher Anthony, et comme les précédentes victimes de la malédiction légendaire, on ne sait jamais si le mythe prend vie ou si le protagoniste le matérialise lui-même, transforme son obsession en folie.

Ce qui était en filigrane dans le premier film prend ici un aspect plus frontal. Puisque nous ne sommes pas face à une journaliste blanche qui enquête sur les traditions des populations noires de cité, mais face à un homme noir qui renoue peu à peu avec des mœurs le concernant, Nia DaCosta cite les démons d’Anthony dès le début du métrage, et met la gentrification au cœur des préoccupations. On retrouve les problématiques qui jonchent les visualisations de Rose, cette fois-ci clairement énoncées. La ghettoïsation, dont on nous dit qu’elle “parque les communautés pour les laisser mourir”, les artistes dont on “apprécie les œuvres mais pas les noir·e·s qui les font”, deux thématiques qu’elle décline à mesure que son intrigue avance, même si elle a tendance à les sur-expliquer, à l’instar des filiations dont elle a du mal à se détacher, et qui viennent alourdir un récit assez clair, dont les thématiques n’ont pas besoin se référencer pour se développer. La gentrification, dont on fait mention via les bâtiments de Cabini-Green, évacués depuis longtemps et où les rares dernier·e·s habitant·e·s errent tel·le·s des spectres, s’associe aux corps, eux aussi victimes de cette légende glauque, mais également de leur propre oubli. Dans l’univers d’Anthony McCoy, rien ne s’apparente à ses racines, lui qui vient pourtant de ces mêmes cités. “Intégré” jusqu’à s’être inconsciemment renié, il est le parfait noir au profit d’une société qui, comme il lui est indiqué, veut de ses créations, mais pas de lui. On voit d’ailleurs les pontes de la société artistique lui retirer toute considération jusqu’à ce qu’un apparat financier lui confère une aura attractive. Mais lorsqu’il sombre, cède à ses obsessions et au mythe du Candyman, ses proches, collaborateur·ices, les autorités, le voient comme un simple noir, n’ayant pour identité que sa couleur, loin de toute la construction sociale qu’il s’est établie. C’est pourtant là qu’est sa clé : en se plongeant dans ce passé interdit, Anthony existe, trouve ses inspirations, se rattache à quelque chose d’organique, qui lui parle, loin de ce que la société contemporaine attend de lui.

Pour démontrer cela par sa mise en scène, Nia DaCosta s’implique progressivement dans son récit. Son choix d’un calibrage lisse, miroir de la superficialité des strates dans lesquelles évolue le héros, ne s’autorise que peu d’excès, tait son horreur en favorisant le hors-champ. Ce n’est qu’à mesure que ce dernier s’accepte, et commence sa métamorphose, qu’elle ajoute du grain, des meurtres de plus en plus graphiques, augmentant leur terreur visuelle comme ce boogeyman de plus en plus présent, et qui prend forme par ce nouveau corps qui s’offre à lui. Un choix qui accentue les changements corporels du héros, devenant progressivement un hôte dans lequel le Candyman peut se matérialiser, voyant les ruches décrépites commencer à scarifier sa peau. La légende revient sur toutes les lèvres, et plus les gens croient à ce croquemitaine sans se soucier de sa réalité, plus ce dernier parvient à exister, à parfaire son dessein funeste.
Le discours quant aux violences policières, vivement critiqué chez les détracteur·ices du film, prend pourtant tout son sens ici. Si l’on peut reprocher aux scénaristes de manquer de recul, et de vouloir jouer le brulot politique à tout prix qui doit délivrer son message au dam de sa cohérence – on dénote surtout, à l’instar de la sur-explication dénoncée plus haut, une manière assez grossière de montrer la chose, sans nuances, y compris dans un final un peu surfait, mais loin de perdre en force et en sincérité –, utiliser une diégèse telle que celle de Candyman, dont la thématique principale est celle des communautés aux services des puissants, considérées comme des denrées périssables dès lors qu’elles aspirent aux mêmes droits, est d’une pertinence indéniable. En critiquant l’intégration totale de la population afro-américaine, qui oublie ses origines, Nia DaCosta rappelle que cette demande d’intégration naît avant tout du racisme, qui affirme qu’une culture plus usitée de par son ancienneté au sein d’un territoire est forcément dominante. Pour se couvrir de nuances, elle n’oublie cependant pas de dénoncer le travers contraire, les manipulations qui peuvent découler des consciences victimaires, et des collatéraux que cela engage.
Terriblement actuel, Candyman s’insère parfaitement dans un discours social post-Black live matters, sans jamais s’éloigner de son prédécesseur, qui tenait le même discours, le même avertissement. Avec les mêmes qualités formelles, mais également les mêmes défauts de lourdeurs que les autres productions de Jordan Peele, il n’en reste pas moins un métrage qui gagne à être analysé, tant son intérêt réside dans ses thématiques de fond, et la manière dont, une fois qu’on en a décelé la dualité, ces dernières font sens à la caméra. Nia DaCosta est une réalisatrice qui commence à s’accomplir, et dont les prochains méfaits risquent de nous offrir bien des frayeurs s’ils parviennent à dépasser leur aboutissement.
Candyman, de Nia DaCosta. Avec Yahya Abdul-Mateen II, Teyonah Parris, Colman Domingo…1h31
Sortie le 29 septembre
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