Quand, à Deauville, on est sorti effaré·e de la projection de Knives And Skin, on l’était encore plus après la conférence de presse de Jennifer Reeder (ndlr : sa réalisatrice). Cette dernière n’hésitait pas à mettre en avant à quel point elle avait réussi à transcender l’influence de David Lynch en lui rendant un brillant hommage. Il faut dire que les éléments visuels étaient là, mais parsemés au milieu d’une tambouille insupportable dont la seule issue était le générique de fin, nous faisant courir vers les portes salvatrices. On conseillerait bien à l’amie Jennifer de s’intéresser à ce In Fabric, objet curieux bien identifié car sorti tout droit de l’esprit étriqué de Peter Strickland, dont les lumières et les ambiances ne sont pas éloignées de l’ami David.
Limiter les influences de In Fabric à Lynch serait fortuit, tant ces dernières ne sont que discrètes, de légères références en toile de fond. Ici, Strickland va plutôt piocher allègrement dans le giallo, qu’il a déjà sublimé auparavant, entre les délires sexuels de The Duke Of Burgundy, ou dans le sujet de Berberian Sound Studio. Style qui lui est maintenant propre, il en offre une version ordonnée, très esthétisée. Dans In fabric, tout est léché, les plans sont symétriques, à l’image de l’orfèvrerie opérée dans la confection vestimentaire du magasin de prêt-à-porter Dentley & Soper’s. Cœur du film, l’enseigne marchande intrigue, attire dans un piège inéluctable par ses publicités consistant à montrer les vendeuses en tenues victoriennes faire des signes pour attirer sur de la musique atmosphérique. Ce qui pourrait (devrait?) rebuter toute personne saine d’esprit est contredit par l’occulte qui s’exerce dans les coulisses du magasin. Les client·es affluent, sont emprisonné·es dès lors qu’ils passent les portes, envoûté·es par les discours verbeux, soutenus et volontairement flous des vendeuses (on voit surtout celle interprétée par Fatma Mohamed, grande habituée du cinéma de Strickland, absolument divine), et reviennent inlassablement consommer.

S’il faut y voir avant tout un prisme dénonçant ce rapport au consumérisme plus qu’à l’objet, en témoignent les discours autour du “plaisir de la vente” et les émeutes lors de ces soldes sans fin, c’est bien l’objet qui fascine la caméra, personnifié en une robe rouge. Cette robe, c’est l’achat que perpétue Sheila Woodchapel, une cinquantenaire se lançant sur le monde du second amour. Robe ensorcelée, à la volonté propre, qui la marque, la hante, commet des exactions et asservit sa porteuse avant de s’en retourner vers un lieu d’achat où elle peut réitérer sa malédiction. Dépeinte dans un monde austère où tout est centré sur l’individualisme, Sheila est seule, esclave d’un destin funeste que la robe a décidé pour elle.

La direction artistique que choisit Peter Strickland n’hésite jamais à être dérangeante, In Fabric restant avant tout destiné à un public averti. En choisissant comme toile de fond la sorcellerie, représentée par les prêtresses du magasin, leur rapport au corps, au sexe – une scène avec un mannequin et un homme en fond se masturbant est particulièrement dérangeante -, Peter Strickland soigne ses cadres et conserve ce côté glacial pour que la gêne, accentuée par des jeux de regards ou des images plus concrètes, s’imprime en nous. Impossible de ne pas s’impliquer tant le malaise est pesant et constant. C’est en cela que le film, malgré deux portraits distincts qui ont une narration similaire, n’essaie pas de nous conter une intrigue. Il est avant tout une œuvre d’ambiance, qui distille son venin en hantant nos souvenirs pour nous laisser face à une expérience unique.
Assurément une curiosité, In Fabric est surtout un exercice d’une grande force évocatrice, qui ne laisse pas indifférent·e, pousse vers l’introspection et à la réflexion quant au monde qui nous entoure, et nous laisse coi. Un objet d’analyse fascinant.
In Fabric, de Peter Strickland. Avec Fatma Mohamed, Marianne Jean-Baptiste, Gwendoline Christie…1h58. Sortie le 20 novembre 2019.
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