Le twist en théorie, terme anglophone qui signifie un retournement de situation, souvent inattendu aux yeux du/de la spectateur·ice lorsqu’il est bien amené, est censé être dégainé avec minutie pour rebattre les cartes du récit en modifiant l’interprétation globale d’un film. Le twist en pratique, une tromperie utilisée exagérément à la manière d’un 49.3, en jouant la facilité pour justifier un manque d’écriture flagrant, sous couvert d’un puzzle complexe dont on se doute que certaines pièces ont été perdues en chemin. C’est le cas d’Innocent, dernière création espagnole Netflix, tirée du roman éponyme d’Harlan Coben.
L’écrivain américain prolifique, est un habitué des best-sellers de librairies et plateformes web. Chaque sortie est un événement, émoustillant les amateur·ice·s de thrillers à suspense qui désirent passer des nuits blanches à tourner les pages, comme un hamster cocaïné dans sa roue. Le style se tient à un rythme soutenu, des intrigues qui se relancent constamment, et une redondance qui s’installe. Car la formule est toute trouvée, et elle tient un public fidèle et accro. Une famille de l’Amérique moyenne, belle et heureuse, sans histoires, et à laquelle la chance de la vie a souri. Puis tout va basculer, avec des secrets qui refont surface. Netflix sent le bon filon à exploiter. En 2018, un contrat entre la société et Harlan Coben est signé pour adapter 14 œuvres de l’auteur sur le service de streaming. Il y a Intimidation du côté britannique, Dans les bois chez les Polonais, voilà Innocent avec une touche espagnole.

Lors d’une soirée en discothèque, Mateo tue accidentellement un homme après une bagarre alcoolisée. Un séjour de 6 ans de prison plus tard, il tente de reconstruire sa vie en trouvant l’amour, un poste dans la société de son frère, et un enfant prêt à voir le jour. Mais un seul coup de fil va tout faire chavirer, lorsque sa femme disparait, et des fantômes du passé qui pointent leur nez.
Huit épisodes, presque 8h de programme, et le ressenti d’avoir couru un marathon du twist. Avec à l’arrivée la surprise du chef, celle d’avoir perdu sa boussole comme dans une mauvaise course d’orientation. Où est-on ? Que fait-on ? Que vient-il de se passer ? Difficile de remettre à l’endroit les informations et se souvenir de ce qu’il s’est déroulé deux ou trois épisodes plus tôt. Il faut se souvenir de pourquoi telle action a été faite, et pourquoi tel personnage est impliqué. Peu importe, la performance c’est de franchir la ligne finale, avec quelques neurones qui se connectent encore. Le reste, l’intrigue, se regarde comme une étude sur la crédibilité. Jusqu’où pousser les bouchons, déconstruire toutes les attentes, la logique sur le fil du récit, et la résolution des énigmes. La narration qui mêle flashback et enquête policière du présent sent rapidement le brouillon. Une fois le vilain dans le viseur et l’impression d’avoir enfilé un imper d’enquêteur, un élément vient en accuser un autre, puis ce procédé à la chaine jusqu’à n’avoir plus aucune cartouche à recharger. D’un côté le geste est brillant dans sa capacité à ne pas faire décrocher, et trouver un moyen de déguiser sa paresse d’écriture en impression d’imagination débordante. De l’autre, l’absence de cohérence et de talent pour décorer l’emballage semble désolant. L’histoire qui se veut machiavélique n’est qu’un enchaînement de révélations sur fond de violence, de proxénétisme, de fausses identités et de tentative de se reconstruire. Des thématiques qui restent en surface, n’ayant pas le même impact sur l’esprit que la découverte d’un agent spécial aux vices bien scabreux.

Innocent est un objet Netflix, qui visuellement ressemble à du Netflix, respire la créativité générique, et avec l’ambition de scruter le top 10 de l’algorithme quelques semaines, avant de disparaître au bout de la molette d’une souris d’ordi. Le genre de programme à consommer en binge-watching tant il n’y a aucun intérêt à le faire vivre par des visionnages espacés, et conçu comme une friandise à gober. Le travail esthétique est mis en quarantaine au profit d’une intention de développer un catalogue conséquent de productions européennes. Les hispaniques sont heureux, ils peuvent se servir de la plateforme pour envoyer une quantité d’œuvres aux spectateurs, à la manière d’une lettre d’amour écrite à l’encre baveuse. Difficile de s’attacher à un casting qui n’est en rien transcendant, oscille entre le caliméro accusé à tort, le petit personnage qui a commis des actions par obligation et le profond cachotier. Un jeu constant qui empêche d’éprouver un peu d’empathie, et une caractérisation des plus linéaires et éculées.

Mais dans tout ça, les afficionados seront ravi·e·s, et si c’était bien là l’essentiel ? Les rebondissements se comptent par dizaines, le puzzle mélange toutes les pièces, le cerveau est baladé de droite à gauche. Oriol Paulo, chargé de mettre en scène la série ne pouvait que s’entendre et se fondre avec une création de Coben. Son Invisible Guest jouait déjà sur le même tableau du thriller labyrinthique, jusqu’à ses derniers instants. L’idée commune des deux auteurs est celle de construire une toile géante qui tisse un nouveau filet à chaque fois qu’un autre est rompu. Il est bien épais, manque cruellement de subtilité, puis offre une impression de déjà-vu lorsqu’il repousse pour la centième fois ses effets. Mais comme le public s’est senti totalement berné, le plus banal des polars devient alors une œuvre géniale et inventive. Un coup de twist, et l’illusionniste réussit son tour sans trop se fouler.
Innocent est une production sans grande volonté, tentant de perdre son/sa spectateur•ice dans un labyrinthe qui n’observe jamais sa porte de sortie. À trop vouloir jouer l’effet de surprise, la série oublie d’épaissir ses personnages, et de donner une substance à une intrigue contée sans passion.
Innocent de Oriol Paulo. Avec, Mario Casas, Aura Garrido, Alexandre Jiménez… 8×60 min. Sortie le 30 avril 2021 sur Netflix