C’est mi-juillet dans un hôtel parisien que nous avions rendez-vous avec Camille Vidal-Naquet pour son premier long-métrage déjà salué par la critique au dernier Festival de Cannes où Sauvage était présenté à la Semaine de la critique. Pour l’occasion il était accompagné de ses deux acteurs principaux Félix Maritaud – Prix de la révélation – et Éric Bernard. Un entretien passionnant pour un film qui l’est tout autant.
Camille, votre film nous plonge dans un milieu que l’on voit rarement sur grand écran. Qu’est-ce qui vous a poussé à évoquer la prostitution masculine ainsi ?
Camille Vidal-Naquet : Je n’avais pas l’idée de faire un film sur la prostitution masculine, c’était avant tout un portrait. J’ai d’abord imaginé un personnage, une figure de cinéma qui était ce garçon marginalisé, hors des règles, attaché à aucune possession. J’avais l’idée d’un personnage qui déambule comme ça dans un scénario ponctué par des rencontres régulières. Je suis vraiment parti de ce personnage en recherche d’amour. Ecrire ce personnage m’a d’abord emmené dans le monde de la précarité et à partir de là, je me suis intéressé à la prostitution masculine de rue mais j’y suis arrivé par le biais du personnage. C’est un milieu que j’ai alors beaucoup étudié via une association, j’y ai rencontré beaucoup de garçons…
Ces travailleurs invisibles m’ont intéressé, on sait qu’ils existent mais on ne les voit jamais, on ne connait pas leurs journées. Je me suis posé cette question sur l’activité des travailleurs du sexe, à quoi ressemble leur vie ?
Vous avez passé trois ans dans une association au contact de prostitués masculins. Est-ce que le personnage de Léo a évolué au fil de ces rencontres ? Est-ce qu’il a pris les traits de certaines personnes que vous avez rencontrées ou au contraire vous aviez déjà une idée bien définie de ce que devait être Léo ?
V-N : C’est un peu compliqué de répondre, forcément tous les gens que j’ai rencontrés ont eu une influence, même les clients. Le personnage de Léo, lui, est quand même plus imaginaire. Il y a toujours des éléments que je retrouvais chez les hommes que je rencontrais. En revanche, pour les personnages secondaires, les garçons de cette bande, je me suis inspiré beaucoup plus directement de la réalité. Le personnage de Léo est plus fantasmagorique.
Eric et Félix, quelle a été votre première réaction à la lecture du scénario ?
Félix Maritaud : J’étais un peu secoué et j’ai tout de suite voulu rencontrer Camille pour discuter de son film et de ce personnage.
Eric Bernard : J’ai lu le scénario dans la soirée et je me souviens avoir appelé Camille pour lui dire que je voulais faire le film, de n’importe quelle manière, que ce soit avec ce rôle-là ou un autre.
Comment est-ce que vous vous êtes préparés pour vos rôles ?
M : On a vu un coach de danse qui nous a fait travailler sur la réactivité du corps aux émotions. Apprendre à transmettre une émotion par le corps sans la mentaliser, être dans un rapport direct corporel-expressif. C’était la plus grosse phase de préparation pour mon rôle. Après, on a beaucoup travaillé en répétition avec Camille.
B : Moi, j’ai eu besoin de voir comment ça se passait au bois de Boulogne. Ce que Camille ne voulait pas du tout que je fasse ! J’ai rencontré un jeune homme là-bas, un jeune syrien. J’ai discuté longtemps avec lui et ça ma permis d’avoir un rapport de vérité dans mon jeu je crois.
Félix, est-ce que vous pensez que le fait d’avoir étudié aux Beaux-Arts vous a permis d’aborder le personnage de Léo d’une manière différente, plus sereinement peut-être ?
M : Je ne sais pas. Je sais qu’étudier aux Beaux-Arts m’a permis d’avoir une ouverture d’esprit un peu particulière, c’est-à-dire sincère sur la sensibilité. L’enseignement artistique m’a appris à regarder les choses à plat, d’avoir un truc sans ego, sans jugement. Dans la mesure où les Beaux Arts font partie de ma vie, cette formation a certainement une influence sur ma façon d’interpréter Léo.
Il y a une implication physique importante dans ce film, est-ce que c’est quelque chose qui vous a fait peur ?
M : C’est excitant au contraire !
B : Moi, j’ai eu un tout petit peu plus d’appréhension que Félix au départ mais c’est aussi parce que je suis arrivé plus tard dans le processus de sélection, je suis arrivé à la toute fin. J’avais toutes les questions qu’on peut se poser au début d’un projet sauf que moi je les avais à la fin ! J’avais un petit décalage mais ça s’est très bien passé. Camille voulait un jeu sans démonstration, c’était plus l’idée d’un corps au travail donc quelque chose de beaucoup plus quotidien.
“Sauvage” c’est un petit peu une claque puis une caresse avec des scènes extrêmement crues et parfois même difficiles à supporter notamment celle où Léo se retrouve entre les mains de ce couple qui le maltraite. Quel a été le cheminement pour en arriver à ce genre de scènes ?
V-N : J’ai réalisé que les garçons qui se prostituent dans la rue sont confrontés en permanence aux fantasmes des gens qui habitent la ville – des fantasmes un peu inavouables qu’ils cherchent à réaliser en secret. Le film montre différentes manières de répondre à cette question, certains clients recherchent la douceur, de façon très respectueuse, et d’autres considèrent que comme ils ont payé, ils ont presque un objet en location à disposition, c’est-à-dire le droit de déshumaniser. La déshumanisation du corps est une problématique essentielle dans la prostitution – particulièrement dans la prostitution de rue. Le film montre des clients souvent bienveillants, d’autres qui ont juste un rapport tarifé mais je voulais être assez honnête et montrer aussi ce monde sans scrupule.
Félix et Eric, vos deux personnages jouent à un vrai jeu du chat et de la souris tout au long du film. Je pense notamment à cette scène où Léo s’accroche à Ahd et ce dernier le rejette en boucle avec violence. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur cette relation qui semble finalement un peu à sens unique.
M : Ce n’est pas vraiment à sens unique, il y a un véritable échange de tendresse entre les deux mais il y a deux niveaux. Ahd a l’objectif de fuir la prostitution alors que Léo accepte ce mode de vie.
B : Oui, Ahd a très envie de partir, il voit le temps passer et se rend compte qu’il est toujours là à traîner avec ces garçons. Je pense qu’il a une vraie relation avec le personnage de Félix, quelque chose qui tend vers l’amour sauf qu’il n’a pas le logiciel pour accepter et comprendre, ça lui fait peur et ça le rend extrêmement violent avec Léo. Je pense que c’est là-dessus qu’on a construit la relation entre nos deux personnages, ça paraissait évident dès le départ.
Ahd est un peu la voix de la raison dans le film, c’est le seul qui veut s’en sortir et avancer en quelque sorte. Il finit par y arriver contrairement à Léo qui aurait pu avoir la même vie mais qui décide finalement de reprendre sa liberté. Vous choisiriez quoi vous ? La raison ou la liberté ?
B : J’ai souvent l’habitude de dire : “Tout n’est pas tout blanc, tout n’est pas tout noir, la vérité se situe souvent dans les zones de gris” [rires].
M : Moi je choisis la liberté cash !
C V-N : C’est un dilemme qui me dépasse totalement c’est-à-dire que moi je n’arrive pas à me placer dans cet esprit-là. J’ai une vie tout à fait normale de bourgeois parisien donc j’ai du mal à imaginer de tels choix. En revanche, l’intérêt c’est plus d’imaginer qu’il peut y avoir une conscience qui relève de l’oubli de soi que je ne connaitrais jamais et que beaucoup de gens comme nous ne connaîtront pas. Je crois que c’est l’intérêt de ce personnage. C’est un personnage très mystérieux au final, qui ne réfléchit pas comme nous, qui ne pèse jamais le pour et le contre. Il a à la fois un instinct sauvage et une déconnection par rapport à la conséquence de ses actes qui est assez fascinante et peu compréhensible pour moi. Donc je me dis que je n’ai pas le détachement suffisant pour arriver à faire ce choix là.
Quel genre de directeur d’acteurs est Camille ?
M : Le genre précis et qui sait ce qu’il veut.
E.B : Pour le coup c’est vraiment ça précis…
M : Et très drôle !
B : Oui j’allais le dire ! Je crois que c’est le réalisateur avec qui je me suis le plus marré.
Est-ce qu’il y a eu une part d’improvisation dans le film ou tout était vraiment écrit ?
V-N : Oula ! C’était vraiment très écrit et il y avait très peu d’improvisation. J’ai essayé mais j’ai du mal à lâcher… Je trouve que ça marche moins l’improvisation. C’est un univers très écrit à la base. On a fait des essais plus libres mais je voyais que dès qu’on faisait des improvisations je finissais par les diriger ! Au final je pense qu’il y en a un tout petit peu mais la plupart du film est très écrite.
Une certaine animalité se dégage du film et notamment de Léo qui pourrait presque s’apparenter à un chien dans son comportement. À se faire rejeter mais à toujours revenir, à subir les coups mais aussi dans sa façon de marcher, de tomber, d’être au sol… C’était quelque chose d’important pour vous Camille ? D’être dans un film plus physique que psychologique ?
V-N : Le film n’est pas du tout un film social, on explique pas du tout les mécanismes de la prostitution, comment ça fonctionne, comment on arrive là, ce n’est pas du tout un film qui essaie d’expliquer. C’est un film qui propose de vivre une expérience, de vivre une expérience un peu de sidération, en déconnection de toute logique. Les films qui expliquent tous ces mécanismes sont très intéressants mais ce n’est pas du tout ma démarche. En revanche, elle est assez précise, elle est documentée et elle montre plutôt ce tourbillon, cette brutalité, cette désorientation liés à l’exclusion.
Le film a cette pudeur de ne pas juger les marginaux. Et vous, comme vous l’avez plus ou moins côtoyé, que pensez-vous justement de ce milieu qu’est la prostitution masculine ? Est-ce que vous aviez des idées reçues? Est-ce que vous avez découvert des choses ?
C V-N : Je me suis rendu compte qu’on a vraiment tendance à penser à ces gens qui se prostituent comme à une fonction. On dit ce sont des “prostitués” alors que ce sont des garçons comme moi, comme nous. Il y a une humanité qu’on a tendance à oublier parce que cette fonction-là est très inédite pour nous, peu compréhensible et peu connue. Ça reste des garçons avec des personnalités très fortes, j’ai aussi été très surpris par leur connaissance du monde, de l’humanité, de Paris, de la France, leurs connaissances de tous les fantasmes des gens qui habitent les villes dont je ne me doutais pas et c’est vrai que je me suis senti assez petit finalement. Il y a beaucoup de garçons qui viennent de loin et qui ont vécu dans le monde entier. J’ai appris beaucoup des expériences qu’ils ont bien voulu partager avec moi et j’ai découvert une solidité et un courage incroyable. Ce sont des garçons qui se plaignent très peu.
M : Moi, je pense que j’avais des préjugés avant le film. Mais le côté absolu du personnage m’a fait dépasser ces préjugés et voir quelque chose de plus large qui dépasse la prostitution et qui parlait plutôt de l’amour et du don de soi, qui passait le cap de tous ces trucs sociologiques.
B : Les préjugés sur la prostitution on en avait tous et ce que j’ai vraiment voulu ramener à chaque fois c’est l’humanité. C’est ce qui caractérise chacun de nous. Il fallait réussir à faire cohabiter prostitution et fraternité et c’est de ça dont parle le film je crois.
Sauvage de Camille Vidal-Naquet. Avec Félix Maritaud, Eric Bernard… 1h37
Sortie le 22 août
Merci à Cine sud Promotion d’avoir permis cette interview.