Il est toujours amusant de constater la contradiction autour du postulat créatif de la Nouvelle Vague : les thématiques se veulent réalistes, parlent du quotidien, des sentiments qui nous animent tou·tes, sans déborder vers une grandiloquence qui n’aurait qu’un but divertissant. Il s’agit de pouvoir s’identifier aux personnages représentés, sentir également la dimension politique, car nous parlons du présent. Pour autant, et c’est là que ladite contradiction apparaît, la liberté de ton, et de genre par extension, pour décliner ces thématiques se veut totale, et peut utiliser des artifices propres à un cinéma moins « intellectuel », pour justement les mettre en abîme et les questionner. On pense ainsi à La Jetée de Chris Marker ou, côté Rive Droite, à Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution, de Jean-Luc Godard, qui utilisent leur cadre futuriste et dystopique pour questionner l’art, l’amour, et la place de l’homme dans un tout. À ce jeu-là, Alain Resnais se prête volontiers, en proposant avec Je t’aime, je t’aime un cadre fantastique, aux portes de la science-fiction, pour parler des choses de la vie.
Cette subtile mention du célèbre film de Claude Sautet n’est pas anodine. Alors que dans sa proposition, sortie deux ans plus tard, il nous fait accompagner Michel Piccoli dans un moment suspendu vers le trépas, où ce dernier voit son existence, ses moments forts et ses regrets, défiler dans son esprit, le chemin proposé par Je t’aime, je t’aime trouve de nombreuses similitudes. Nous y suivons Claude Ridder (Claude Rich), esprit suicidaire désormais « rétabli » qui n’a plus le goût à la vie mais accepte, au sortir de son suivi psychiatrique, de ne plus attenter à ses jours. Rien ne peut égayer le quotidien morne de celui qui est déjà mort, et qui devient la cible de choix d’un groupuscule scientifique souhaitant lui proposer une expérience particulière. Enfermé dans un cocon temporel, ce dernier est transporté, pour une seule minute, dans son passé, un an auparavant. Évidemment, cela ne se passe pas comme prévu, et Claude parvient, toujours pour une très courte période, à explorer d’autres instants de ce passé, qu’il sélectionne, afin de comprendre, de retrouver ses bonheurs et s’expliquer ce qui a pu guider son geste fatidique. Ces instants, que nous voyons par bribes, souvent répétitives, sont les choses de sa vie. Coïncidence thématique ou réelle inspiration pour Sautet ? Toujours est-il que les deux cinéastes nourrissent ici les mêmes obsessions, et font entrer leurs personnages masculins dans un écrin doux-amer, faisant d’eux des romantiques désespérés, qui ne se conjuguent qu’avec leurs souvenirs.

Qu’elles soient nostalgiques ou séductrices, les amours d’Alain Resnais sont au centre de ses envies de narration. Lorsque Claude parvient à ne plus revivre en boucle ce même souvenir, consistant à débarquer sur la plage et profiter d’un instant ensoleillé, c’est pour s’allonger près de sa promise, avec qui il refait le monde, discute de leur vie à deux, de leurs aspirations et désirs. À quelques années près, il nous dirait presque que nous n’avons pas connu Hiroshima, tant la position des corps dans le cadre, ainsi que la teneur de leurs dialogues, nous rappelle instantanément à Emmanuelle Riva ou Okada Eiji, plus encore à Alain Resnais, qui décline son cinéma et lui offre ses récurrences. Expérience inédite oblige, les déambulations de notre héros ne sont pas toujours contrôlées, et il se retrouve à revivre les mêmes instants, instants que nous pouvons observer avec attention jusqu’à différencier, tant quelques secondes de décalage – antérieures ou ultérieures –, nous permettent de capter une réplique, un regard qui change le sens de cette même séquence cyclique. Un moment d’apparence joyeux peut s’avérer empli de drame dans sa continuité, et rien n’est acquis. Pour celui qui tente de remettre ses souvenirs en ordre, c’est le chaos, l’incompréhension de se voir sourire, prêt à affronter le monde, et réaliser la seconde d’après que ce moment de complicité était en réalité l’aveu d’un adultère, qui nous plonge plus encore dans cet état dépressif. Nous ne sommes jamais face à un récit de repentance, mais face à l’explication, la tentative de compréhension d’un sentiment vide, qui nous fait arriver à un crépuscule avancé.

Comme annoncé, le caractère fantastique devient prétexte, gadget du véritable récit qui se déroule sous nos yeux, celui de l’obsession. Nous voyons les scientifiques tentant de réparer leur machine, mais nous prenons rapidement conscience que leur machine n’est que factice, qu’elle n’est que l’analogie d’une séance psychiatrique où la seule question posée serait : que s’est-il passé ? Qui, au détour d’une déconvenue, d’une incompréhension face à une dispute, ne se remémore pas les moments passés, les faisant tourner en boucle dans sa tête pour en comprendre les réels aboutissants, retrouver une phrase prononcée qui aurait tout changé, afin de pouvoir se justifier à soi-même son état, ou tout simplement se remettre en question ? Claude est dépressif, Claude et suicidaire, et à constater le schéma de sa vie, il réalise surtout que rien ne peut changer cela. Que ses choix ont été néfastes, dégradants, et qu’il est seul responsable de son état. Cet aveu fataliste se veut nourri de réflexions, celles d’esprits en lutte, qui doivent constamment penser aux conséquences de leurs actes, et surtout être capables de les questionner avant qu’il ne soit trop tard, que les proches ne s’éloignent, ou que nos démons ne deviennent omniprésents. Il y a cependant un contrepied intéressant dans la manière dont Claude arpente ses souvenirs. Lorsqu’il entrevoit un moment de joie, il le revit également, sachant qu’il n’y trouvera pas là l’objet de ses malheurs, mais le rappel qu’il y a aussi eu l’autre, que ses belles instances font partie de sa vie, et qu’elle ne sont pas non plus à négliger, tant il en est également responsable.
Avec Je t’aime, je t’aime, c’est l’humanité, dans tout ce qu’elle a de plus commun et récurrent, qu’Alain Resnais introspecte. La complexité inhérente à notre condition, notre difficulté à gérer nos sentiments, à oublier les moments de joie pour nous laisser dominer par nos idées sombres, jusqu’à nous définir par elles, lorsque nous sommes tou·tes infiniment plus complexe. En laissant son récit en suspens, Resnais rappelle que rien n’est écrit, que l’on ne peut déterminer l’entièreté d’un être sur la simple base d’une poignée d’actes, et qu’il n’appartient qu’à nous de continuer à forger nos identités.
Je t’aime, je t’aime, d’Alain Resnais. Écrit par Jacques Sternberg et Alain Resnais. Avec Claude Rich, Olga Georges-Picot, Anouk Ferjac… 1h34
Sorti le 26 avril 1968