Rebelle parmi les rebelles, révolutionnaire parmi les révolutionnaires, Terrence Malick s’est fait un artisan de la représentation de cet invisible, du mystère, par des œuvres dépassant le stade du simple ?lm pour devenir de vraies expériences sensorielles. Aussi discret pendant ses tournages que dans les médias, on ne sait que peu de choses sur cet artiste cultivant le secret, à la carrière si singulière et passionnante. Grand passionné de philosophie, qu’il a étudiée à Harvard et Oxford, il s’intéresse au cinéma à la ?n des années 60. C’est à cette époque que le Nouvel Hollywood voit le jour et s’apprête à dynamiter l’industrie cinématographique. Après avoir été, entre autres, script doctor sur L’inspecteur Harry (Don Siegel, 1971), il sort son premier long métrage, La balade sauvage, en 1973, lequel marque par le style très personnel qu’il révèle, faisant de Malick un cas particulier au cœur du mouvement néo-hollywoodien. Ce ?lm est le point de départ d’une longue et déroutante carrière.
La balade sauvage (1973) : tragique épopée
13 octobre 1973 : le Nouvel Hollywood bat son plein, l’industrie cinématographique est en mutation et au cœur de cette ère de folie le festival de New York diffuse un ?lm qui marque le début de la carrière de Terrence Malick. Reprenant un fait divers datant de 1958, La balade sauvage est un héritier direct du Bonnie and Clyde (1967) d’Arthur Penn, qui était plus ou moins le mentor de Malick et initiateur, au même titre que Le Lauréat de Mike Nichols, du fameux mouvement qu’est le Nouvel Hollywood. Pour rappel, il s’agit d’une dizaine d’années où les contestations socio-politiques et divers tabous ont été portés sur grand écran avec des ?lms comme Taxi Driver de Scorsese ou Easy Rider de Dennis Hopper.
C’est au cœur de cette ère que Malick propose son premier long métrage, et il n’entend pas faire comme tout le monde. Plutôt que d’offrir, comme la plupart de ses comparses, une œuvre survoltée ou choquante, visuellement ou thématiquement, il préfère livrer une épopée criminelle dramatique et onirique. Au lieu d’une bande-son majoritairement alimentée de sons rock ou autre, il privilégie la simplicité et la beauté de Gassenhauer, une pièce musicale courte composée par Carl Orff au XVIe siècle, qui rythme parfaitement l’histoire qu’il souhaite nous conter. Badlands – dans son titre original – nous transporte au Dakota du sud en 1959 et nous invite à suivre la romance naissante entre Kit (Martin Sheen), jeune garçon de 25 ans qui ressemble à James Dean, paumé mais en quête de reconnaissance, et Holly (Sissy Spacek), adolescente de 15 ans s’ennuyant terriblement dans son village. Cette relation n’étant pas approuvée par le père de cette dernière, Kit ?nit par le tuer et décide de partir en cavale avec sa dulcinée pour rejoindre le Montana et ses « badlands ». L’intrigue est simple mais le traitement apporté par Malick l’élève grandement. Tout d’abord, il faut préciser quelque chose de crucial, et qui vaut pour l’intégralité de la ?lmographie du cinéaste, à savoir que celui-ci n’a pas peur de jouer de lenteur, voire d’extrême lenteur. Créant un ennui volontaire, mélancolique, il insuffle ainsi un rythme propre, aux dynamiques singulières à travers, notamment, un étirement des séquences qui peut dérouter.
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En effet, il s’inscrit ici dans une forme de réalisme qu’il développe plus encore après, accordant une grande importance au détail, au temps qui passe. Cette lenteur trouve une logique dans le cheminement de ces personnages pour qui la vie n’a pas vraiment de sens, et représente leur dif?culté à avancer, se mouvoir dans leur environnement, d’où le choix du road-movie. Malick veut contempler la nature dans laquelle il fait évoluer ses protagonistes, questionnant la mobilité de ces derniers, leur condition humaine dans des décors absolument somptueux qu’il tient à mettre en valeur. Cette obsession pour la nature est une de ses caractéristiques premières, au même titre que le soin apporté au cadre qui s’intègre à une mise en scène épurée ; son utilisation du plan large qui offre autant de possibilités de mouvements qu’une perception de la solitude des amants en cavale ; son extrême rigueur non dénuée de poésie, en témoigne la séquence dans les bois. Mais s’il y a un point à noter, c’est bel et bien l’écriture. Associant la casquette de scénariste à celle de réalisateur, Malick réussit là quelque chose de très fort. Du concept basique des amoureux criminels, avec le mâle dominant, impulsif, archétype de l’anti-héros néo-hollywoodien et la femme plutôt docile au grand cœur, il développe une première réflexion métaphysique sur l’individu au coeur d’un système – ici les enfants abandonnés d’un american dream basé sur la violence – et l’influence des images sur ce même individu : le rapport à l’icone James Dean et à la célébrité, l’utilisation de l’imagerie du mode de vie américain des années 50, etc. Des interrogations qui accompagnent tous les films qui suivent, mais à travers un style en constante évolution.
La balade sauvage se conclut tout de même par un revirement surprenant. Holly gagne en personnalité et s’émancipe tandis que Kit devient un symbole. La désinvolture cynique de Martin Sheen, ainsi que l’excès croissant de violence graphique, traduit l’appartenance du film au Nouvel Hollywood, et le sentiment amer qu’il laisse, doublé de la tristesse de la situation sont contrebalancés par l’absurdité des dialogues. Expérience particulière donc que cette première virée malickienne, dont la richesse folle se dévoile au ?l des visionnages, toujours ponctués d’émotions fortes. Étant dans le sillage thématique des autres productions de son temps tout en étant en décalage sur la forme, il s’agit d’un premier long métrage audacieux qui a su marquer les esprits. Nous dévoilant certains sujets qui animent toute sa ?lmographie, Malick nous prépare à vivre l’aventure palpitante et riche en émotions qu’est celle de sa carrière.
Les moissons du ciel (1978) : Père, pardonne-leur
Cinq ans après nous avoir fait vivre un road trip romantique, Terrence Malick décide de se poser dans les champs et de nous faire vivre les moissons. Au sens propre du terme, puisqu’il s’agit de pleinement les ressentir, de vivre au rythme de celles-ci. Les moissons du ciel nous raconte l’histoire de Bill (Richard Gere) et Abby (Brooke Adams), jeune couple se faisant passer pour frères et sœurs, accompagnés de Linda, sœur de Bill et narratrice de l’histoire en voix-off, qui sont contraints de quitter Chicago, ville de l’industrie, car Bill a tué son patron au cours d’une dispute. Ils atterrissent donc au Texas où ils font la moisson pour un fermier (Sam Shepard), atteint d’une maladie incurable, qui tombe amoureux d’Abby.
Les moissons du ciel s’inscrit parfaitement dans le sillage amorcé par La balade sauvage, tout en allant plus loin puisque Malick s’abandonne ici à la contemplation totale. Aussi, à la manière d’un Zola, il devient un véritable cinéaste de l’incarnation, du geste, donnant de l’importance au moindre détail du processus de moisson, filmant chaque machine comme un corps qui se meut au même titre que ceux des employés, faisant apprécier l’envol des grains de blé autant qu’admirer la présence des insectes sur les épis ; il y a là une dimension naturaliste évidente, mais toujours teintée d’une certaine poésie, d’une étrangeté qui donne au titre sa toute puissance. Cela passe, notamment, par le triangle amoureux comme coeur du récit, lequel agit comme un lent poison pour transformer le lieu idyllique en théâtre d’une terrible tragédie. Malick utilise les quatre éléments fondamentaux – Terre, Eau, Vent et Feu – pour donner une ampleur dramatique et sensorielle à chaque instant ; comment ne pas frémir d’allégresse – malgré un pincement au coeur pour le fermier – lors de l’escapade aquatique et nocturne d’Abby et Bill ? Ou bien comment ne pas succomber à la jalousie de Sam Shepard quand il découvre, au gré d’ombres offertes par les flammèches des lampes, la relation cachée des amants suscités ?
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Aussi, à travers cette histoire de jalousie entre deux hommes que tout oppose malgré leur ressemblance notable – jusqu’à l’intervention de la violence -, Malick fait de son cinéma un véritable terreau à questionnements sur le divin. Difficile de ne pas envisager les champs de blés et toute cette campagne américaine comme un immense jardin d’Éden, les rayons du soleil étant tant de caresses faites par Dieu à sa création. Et comment ne pas voir avec la pluie de sauterelles un châtiment apocalyptique ou bien un écho à l’une des sept plaies d’Égypte ? Dieu venant purger ces champs du péché les rongeant, constitué par cette relation amoureuse tripartite et par la lâcheté des hommes dans leur abandon instinctif à la violence primitive. Malick invoque la perte du paradis et l’importance de ne pas salir la Création par de vils comportements. Un paradis aussi vrai qu’artificiel, tant il convient de féliciter Patricia Norris et Jack Fisk pour leur travail respectif de reconstitution des costumes et des décors, tandis que Néstor Almendros – alors en train de perdre la vue – délivre une photographie faisant de chaque plan une épiphanie ; n’oublions pas que Malick voulait absolument tourner pendant l’heure bleue, dont la durée excède rarement les vingt minutes, une période courte mais qui donne tout son cachet à l’imagerie onirique ici déployée.
Les moissons du ciel est donc la con?rmation du talent de Malick et l’af?rmation de sa personnalité, en marge de ses contemporains. Pour la première fois de sa carrière, il parvient à nous créer un sentiment d’immersion absolu qui décuple nos sens et nos émotions. Accentuant sa déclaration d’amour à Dieu et la Nature, il s’ouvre un peu plus à nous et s’impose progressivement comme un auteur tourmenté par la confrontation entre la dure réalité de la vie et un optimisme teinté par la foi, dualité qu’il exprime clairement dans son ?lm suivant qui sort vingt ans après, La ligne rouge.
La balade sauvage, écrit et réalisé par Terrence Malick. Avec Martin Sheen, Sissy Spacek, Warren Oates…. 1h34
Sorti le 4 juin 1975
Les moissons du ciel, écrit et réalisé par Terrence Malick . Avec Richard Gere, Brooke Adams, Sam Shepard… 1h34
Sorti le 16 mai 1979
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