En devenant Palme d’Or à seulement 26 ans en 1989 avec son premier long-métrage Sexe, Mensonges et Vidéo, Steven Soderbergh connaît la notoriété en un instant, s’attire tous les projecteurs et une étiquette de jeune auteur talentueux. Après avoir marqué les esprits en thérapeute du sexe et en ausculteur de l’intime, le monde du cinéma attend de pied ferme la suite de ses aventures. Mais comme sa carrière n’a rien de linéaire, qu’elle prend des formes diverses et parcourue d’un éclectisme total, son deuxième projet Kafka prend à contre-pied les désirs et les projections. Dézingué par la critique qui n’a pas compris l’intention, boudé par le public qui n’a pas eu ce qu’il est venu chercher, le métrage devient annonciateur d’une période peu retentissante pour le cinéaste. Aujourd’hui quasi oublié, Kafka est pourtant une œuvre fascinante qui trouve toute sa place dans la filmographique d’un auteur qui ne fait rien comme les autres.
Prague, en 1919. Kafka est un simple employé d’une compagnie d’assurances le jour, et se transforme en écrivain la nuit. Il est solitaire, vit seul, et n’a guère d’intérêt que pour la création de ses écrits. Un jour, le corps de son meilleur ami est retrouvé noyé. Soucieux de faire la lumière sur cette histoire, et balayé la thèse du suicide, il entreprend de découvrir la vérité. Le mystère peut alors s’ouvrir à lui.

Soderbegh n’a pas le souhait d’un biopic et de raconter la vie de Franz Kafka avec le classicisme du tout-Hollywood, généralement générique et dilué de toute appétence artistique quand il s’agit de porter à l’écran la destinée d’un visage historique. Au contraire, on sent une envie de faire connaître et découvrir à un plus large public que les amoureux de littérature, et d’une de ses figures majeures du XXème siècle, l’univers oppressant kafkaïen. Son personnage ne sera d’ailleurs jamais nommé entièrement. Simplement son nom, répété plusieurs fois, servant à le désigner sans le marquer comme tel. Là où Orson Welles choisit d’adapter l’un des écrits les plus connus du romancier avec Le Procès (1962), Soderbergh voit plus loin et s’éloigne de la loyauté des pages. Kafka n’est pas un film sur Franz Kafka, mais un film kafkaïen dans lequel évolue un symbole de l’écrivain austro-hongrois. Sous les traits du fantastique Jeremy Irons, il est plongé au sein de son monde, à la source de ses créations, le rejet de la modernité et ce qui lui donne la matière pour son inspiration. Comme un héros de fiction, on peut très bien imaginer une série de films, d’enquêtes, de découvertes qui prennent place dans l’imaginaire, comme une méditation et un objet hybride entre des lignes de biographie, des bribes de sa vie et de souvenirs, l’espace de ses romans, ses histoires et des éléments purement fictionnels.
Produit par Barry Levinson, sur un scénario de Lem Dobbs – celui derrière Dark City d’Alex Proyas -, le projet traîne dans les tiroirs mais refusé par les studios pour un manque d’intérêt commercial. Il faut alors la patte de Soderbergh et sa côte naissante sur le marché du 7ème art pour y donner vie. On connaît la joie cinéphile du réalisateur, biberonné au sens large du cinéma, son amour du concept et du changement de registre. Il s’amuse à s’imprégner d’un genre, le malaxer, le passer à la moulinette d’un fin technicien sophistiqué pour lui donner une nouvelle valeur. Le but, faire oublier le métrage précédent en créant toujours plus, et en faisant complètement autre chose. Sorti en 1991 aux USA et en 1992 en France, la même année qu’un certain Festin nu de David Cronenberg, Kafka et l’adaptation portée à l’écran de l’œuvre hallucinatoire de William S. Burroughs sont les parfaits exemples d’une vision de cinéastes qui se réapproprient le matériau d’origine avec intelligence. Pour ne pas tomber dans le piège de la fidélité à toute épreuve et de l’impossibilité d’une adaptation d’univers considérés comme inadaptables et à s’en casser les dents. Chacun y injecte son savoir-faire, ses obsessions, ses thématiques, son ambition créatrice…

Par la frontière floue qui s’en dégage entre réalité et fantastique, de folie et troubles psychologiques, de visages aux airs de zombies, et avec une utilisation du noir et blanc, Kafka cite ouvertement l’expressionnisme allemand. De Fritz Lang à Robert Wiene, en passant par Murnau dont l’un des personnages tient directement son patronyme. D’un autre côté, le dernier acte fait directement penser au Brazil de Terry Gilliam, lui-même fortement inspiré par la pensée de Kafka. Ce qui pourrait passer au premier abord pour un pauvre catalogue référencé, simpliste et symptomatique d’un cinéma américain de studio qui joue les poubelles à recyclages, avec des clins d’œil appuyés à ses aînés européens, et une manière grotesque de singer les styles, n’est en fait que la façade d’un jeu beaucoup plus grand, passionnant et créatif. Le métrage se mue et évolue constamment, le noir et blanc se colorise avec surprise, le polar noir devient paranoïaque et se transforme en fantasmagorie… Un lent cauchemar étouffant qui aurait très bien pu être un condensé d’idées servant à l’inspiration des travaux de l’écrivain. L’absurdité du monde, et ses hommes aliénés et déracinés des temps modernes, qui se questionnent sur leur place, leur existence, et dont la bureaucratie étend son emprise sur ce qui reste d’unique et de différents en chacun. Jusqu’à devenir des créatures lobotomisées et terrifiantes, bercées par les notes du toujours merveilleux Cliff Martinez.
Les droits du film récupérés, une version alternative de Kafka a été posée sur la table en 2013 par Steven Soderbergh. Puis, plus récemment, la remasterisation du film en 4K a été confirmée pour une sortie dans un coffret en édition limitée de sept titres du réalisateur. Le script réécrit, des plans supplémentaires tournés, un montage repensé et appelé Mr Kneff, et une volonté de modifier l’œuvre de façon radicale pour en faire quelque chose de différent. Forçant à découvrir ou redécouvrir un métrage oublié ou trop peu connu, mal reçu ou mal compris à l’époque, mais qui mérite un amour beaucoup plus fort pour son ambition, sa beauté artistique, sa noirceur et sa dimension labyrinthique qui laisse libre court à l’imagination.
Kafka de Steven Soderbergh. Avec, Jeremy Irons, Theresa Russell, Joey grey, Ian Holmes… 1h38.
Sortie le 25 mars 1992.
[…] des métrages qui tombent dans l’oubli le plus profond, malgré l’étincelle proposée par un Kafka de toute beauté, mais incompris. Puis en 1998, Hors d’atteinte fait surface, Soderbergh renoue […]
[…] avec son héroïne, sa psyché, quête de sens, de vérité déjà présentes chez Soderbergh (Kafka, Paranoïa..). Tout est attaché à Angela, à sa personnalité, sa phobie devenue croissante, […]