Un sh?ji s’ouvre. On pénètre dans la pièce, mais il ne faut évidemment pas oublier de se déchausser avant de pénétrer sur le tatami. On s’installe autour de la table, pour déguster, entre amis, un verre de saké – le nihonshu, comme on dit plutôt au Japon. La conversation commence, le film aussi. On est bien chez Ozu.
Le Goût du Saké, dont le titre original est Sanma no Aji, qu’on traduira par “le goût du poisson-couteau d’automne”, mets très apprécié au Japon, est le dernier film de Ozu Yasujir?. Le métrage est un des six du réalisateur à être filmé en couleur ; sa magnifique réédition chez Carlotta Films rend honneur à son esthétique et sa photographie singulières, magnifiques et délicates.
Comme toujours chez Ozu, il s’agit de mettre en scène le quotidien d’une famille. Ici celui de la famille Hirayama, et principalement de Shuhei, un père veuf employé d’une société industrielle dans le Japon d’après-guerre. Il vit avec son fils Kazuo et sa fille Michiko, qui se charge de prendre soin des deux hommes au quotidien. Son premier fils, Koichi, quant à lui, vit avec son épouse dans un petit appartement, et vit difficilement au quotidien à cause de problèmes d’argent.

Le soir, Hirayama-san sort boire et discuter avec des amis dans le café habituel. Seulement, lorsque l’un d’eux lui fait remarquer que sa fille n’est pas encore mariée, à son âge, il se retrouve pris dans un profond dilemme intérieur.
Dernier film de son réalisateur, Le Goût du Saké prend une saveur toute particulière. Comment peut-on vivre seul quand on est âgé ? Hirayama semble d’abord répondre égoïstement en voulant garder sa fille pour lui, sans le dire. Sa fille qui d’ailleurs s’occupe largement de lui, comme de son frère, telle une mère de substitution.
Hirayama et ses amis font la rencontre de leur ancien professeur. Très âgé, il vit simplement dans un restaurant de nouilles qu’il partage avec sa fille, qui l’entretient. Cette femme de plus de 40 ans est forte en apparence, mais Hirayama se rend bien compte que quelque chose ne va pas : elle n’a pas eu la vie qu’elle aurait désiré ; à savoir, se marier, quitter son père et voler de ses propres ailes.
Toute la douceur du film, c’est justement ce changement de perspective pour Hirayama, se rendant compte de son égoïsme. Il se met en quête de marier sa fille, pour l’extraire de sa future condition de “vieille fille“. Ce geste devient alors pathétique, car Ozu nous montre un monde dominé par les hommes, où ceux-ci décident encore pour les femmes de la manière dont elles doivent conduire leur vie. Elles ne sont pas pour autant totalement assujetties : Ozu sait bien que le monde change, que les femmes prennent de l’initiative, du répondant. En voulant se sauver de son égoïsme, Hirayama retombe instantanément dedans : Michiko devra se marier. Bref, il décide à sa place.
On ne saurait cependant rendre compte ici de la finesse et la diversité d’écriture des relations sociales que propose Le Goût du Saké, mais seulement un avant-goût. Par un perfectionnisme du plan fixe inimitable, la plupart du temps en plan tatami – la caméra montre alors que l’action se fait en position assise, et par des dialogues performatifs -, Ozu met en scène les relations amicales et familiales, entre plusieurs générations, et plusieurs groupes qui se sont émancipés. Tout est géométriquement organisé, la faute aux panneaux sh?ji japonais. Ainsi, Les décisions des hommes créent un monde lui-même cloitré, aux relations sociales encadrées. Pourtant, de temps à autre, un panneau s’ouvre, et voilà une fenêtre vers l’extérieur, une forme de liberté ou d’émancipation, çà et là. Ozu propose ainsi une chirurgie quasi-documentaire de la sociabilité de son époque : que ce soit par le père âgé et sa fille pétillante, les jeunes époux en conflit de foyer, l’amour à conquérir ou encore, et surtout, les amis à chaque coin de table, riant, tout en se délectant du goût de leur saké…

Le Goût du Saké (Sanma no Aji) d’Ozu Yasujir?. Avec Ryu Chishu, Iwashita Shima et Sada Keiji… 1h53
Film de 1962, sorti le 6 décembre 1978 en France