Des cinéastes qui se sont toujours, et au gré de ses évolutions, posés la question du cinéma, Fritz Lang se distingue par son admirable versatilité, doublée de sa rigueur féroce, ne laissant aucune place au hasard. C’est peut-être d’ailleurs ce qui justifie, un an après la rétrospective consacrée à son contemporain Murnau, dont il aimait les films, que la Cinémathèque Française le mette à l’honneur en offrant à voir l’intégralité de son œuvre. Celle-ci, foisonnante pour ne pas dire inqualifiable, traverse l’histoire du septième art, allant du muet au tournant des années soixante et de la modernité ; ce n’est pas pour rien qu’il fut appelé le Dinosaure lors de son fameux et passionnant entretien avec le Bébé, Jean-Luc Godard, devant la caméra d’André S. Labarthe. Lui a qui toujours vu le cinéma comme “l’art de notre siècle” (à propos du XXe), a également farouchement défendu sa dimension critique. Pourtant, malgré tous ses films ayant un regard tranché sur de nombreuses questions – dont certaines cruellement d’actualité – telles que l’injustice ou le libre arbitre à l’heure d’un monde sous surveillance généralisée, il convient pour lui rendre hommage de revenir sur son ultime production du muet, dédiée à la seule aventure et aux émotions, qu’est La femme sur la lune.
Pour ce retour à la science-fiction, deux ans après Metropolis, Lang adapte de nouveau un roman de sa femme de l’époque, Thea von Harbou, mais en jouant davantage d’un certain réalisme. Difficile même de ne pas y voir en quelque sorte une réponse scientifique au Voyage dans la lune de Méliès, qui relève, lui, de la pure fantaisie. Derrière ce vernis se cache néanmoins une volonté épatante de grand spectacle. La femme sur la lune n’est pas qu’un film, c’est un rêve, éveillé ou endormi l’on s’en fiche, mais un rêve. Rêve de cinéaste, évidemment, en s’inscrivant dans la lignée d’un des premiers grands ouvrages du cinématographe, avec la potentialité de graver dans la pellicule une approche du désir lunaire pas totalement éloignée de la réalité qui prendra vie quarante ans plus tard. Mais surtout, rêve d’enfant, puisque Lang, as des as du mouvement, met – littéralement – des étoiles plein les yeux, trois heures durant. Si La femme sur la lune fascine, ce n’est pas seulement pour la popularisation du compte à rebours lors de l’envolée de la fusée ; bien qu’il s’agisse là d’un moment de bravoure à faire décrocher les accoudoirs de la salle de cinéma. Non, La femme sur la lune fascine et fait pleurer (oui, disons-le !), parce qu’il s’agit d’un témoignage mélancolique d’un homme disant adieu à l’enfance. Cet homme, c’est Lang lui-même, qui décide, dans un geste à faire pâlir la mort – notamment celle de ses Trois Lumières – de donner vie, une dernière fois, au cinéma muet avec lequel il a grandi.
Peut-être est-ce l’amoureux transi de l’espace et des œuvres y afférant, qui refuse de voir cela autrement que par ses yeux innocents, qui parle ? Mais alors, prouvez que Lang ne jubile pas à chaque exhibition de ses maquettes dont il use et abuse avec l’insistance la plus naïve. Prenez la séquence de préparation de la fusée. Lang étire ce moment avec solennité et tension, laissant, malgré le travail acharné de réalisme, la possibilité de distinguer que tout ceci est faux, mais sa détermination et, surtout, sa croyance font qu’il est impossible de ne pas se laisser emporter. C’est maintenant que vous seriez tenté de demander, et vous auriez raison, pourquoi une fusée ? La femme sur la lune reprend l’essence du récit d’aventure vernien, tout en présageant ceux d’un certain Hergé ; ce n’est autre que la version filmée et prémonitoire du diptyque merveilleux des aventures de Tintin, Objectif Lune – On a marché sur la lune. L’enjeu est double : d’une part, aller sur la lune en compagnie du malfrat Walt Turner et du bambin Gustav pour essayer d’y trouver de l’or, conformément aux prédictions du professeur Manfeldt, et d’autre part, un triangle amoureux entre Wolf Helius, brillant scientifique, éperdument amoureux de Friede (nom signifiant “Paix”, qu’il donne également à la fusée) qui vient de se fiancer à Hans, collaborateur de Wolf.

La folle épopée, qui commence sur les chapeaux de roue avec une première heure digne d’un Mission : Impossible (comment ne pas y penser avec les transformations faciales de Walt Turner, les flashbacks qui vont et viennent avec brio, et autres jeux de dupes ?), rappelle la science du mouvement de Lang qui, pour son dernier assaut muet, fonce avec grâce avec les astres. Il ne faut pas chercher ici une quelconque profondeur ou réflexion politico-philosophique dont Lang s’est autrement fait maître tout au long de sa carrière. La femme sur la lune est captivant comme une étoile filante, sensible comme la voie lactée, poétique comme l’air qu’il imagine respirable sur ledit satellite. Lang fait dans le sensoriel, dans l’instant pur, qu’il dessine par son montage précis comme dans la séquence du décollage, vertigineuse d’effroi ; ce plan de ressort se resserrant au milieu de l’asphyxie croissante de Friede est d’une oppression terrible. Il joue pour la dernière fois avec ses jouets et nous invite à cette célébration, à retrouver ce regard enfantin pour nous guider dans un monde chaotique ; c’est là toute la beauté absurde de voir Gustav, ne dépassant sûrement pas les douze ans, devoir ramener l’équipage – du moins ce qu’il en reste – sur terre quand Wolf décide ultimement de se sacrifier en laissant repartir la femme qu’il aime, alors que ce dernier avec son corps d’adulte préparé avait failli y passer pour le trajet aller.
Surtout, dans la grande tradition du récit d’aventures, l’humour est toujours présent, comme un sursaut d’humanité dans cette quête aux confins de l’inconnu. Le vide spatial s’emplit dès lors d’une contemplation aussi amusée qu’inquiète, donnant une chair à ces personnages prêts à s’appesantir au risque de mourir. C’est d’ailleurs là qu’il convient de saluer la perfection technique de cet ouvrage hors normes, puisqu’il suffit d’un plan, sublimement déroutant, où la terre disparaît derrière la lune en plein mouvement, pour que tout change définitivement et que le film bascule dans une sphère purement onirique. Cette lune ensablée aux montagnes et cavernes escarpées mais gorgées d’or est un doux enfer dans lequel Lang aime se perdre avec ses acteurs-figurines. Difficile de ne pas l’imaginer en Wolf, se croyant finalement seul mais qui, dans le sillage du redécollage découvre Friede, qu’il s’empresse de serrer dans ses bras. Est-elle vraiment restée ? La fantasme-t-il pour se réconforter, cette femme sur la lune qui tenait la caméra pour filmer ce nouveau sol afin de le graver dans l’éternité ? Quoiqu’il en soit, le rêve, lui, celui d’un artiste, celui d’un cinéma, est éternel, alors pourquoi se priver de l’admirer ?
La femme sur la lune. Écrit par Thea von Harbou et Fritz Lang, avec l’aide des scientifiques Hermann Oberth et Fritz von Hoppel. Réalisé par Fritz Lang. Avec Willy Fritsch, Gerda Maurus, Fritz Rasp, … 2h50
Sortie le 15 octobre 1929.