Il y a des films qui malgré leurs qualités et défauts, différemment perçus par chacun, ont une saveur particulière indéniable. Le Blues de Ma Rainey en fait partie, et bien qu’il soit compliqué de passer outre la bancalité du métrage et son non-intérêt en tant que pur objet filmique, il offre un dernier salut à un acteur parti trop tôt, Chadwick Boseman, emporté par la maladie le 28 août 2020.
Le Blues de Ma Rainey est un composant du packaging d’un contrat au départ passé par HBO et Denzel Washington, pour l’adaptation de neuf pièces de théâtres d’August Wilson. L’accord a finalement été conclu avec Netflix, qui propose la transposition cinématographique de la pièce Ma Rainey’s Black Bottom (le Black Bottom étant une danse américaine dérivée du Charleston) sortie en 1982. Netflix en est surement bien conscient, et les circonstances imprévues jouent en leur faveur. Si Le Blues de Ma Rainey risque de tirer les compteurs de streaming à la hausse, c’est avant tout quant à la présence de Chadwick Boseman dans son dernier rôle à l’écran. En effet, faire un film sur Ma Rainey n’est pas ce qu’il y a de plus vendeur. Du moins, le potentiel pourrait être palpitant de s’intéresser à cette chanteuse afro-américaine pionnière et surnommée la « Mère du blues », mais sa popularité outre-Atlantique reste encore à prouver pour les jeunes consommateurs du N rouge de « Néné ». Surtout que Le Blues De Ma Rainey prend totalement à contre-pied ceux qui attendent des envolées musicales. Entre deux petits postillons dans l’embouchure d’une trompette, et une Viola Davis qui pousse la chansonnette après avoir avalé cul-sec une bouteille de coca-cola dans un studio en huis-clos, l’essentiel de l’intrigue se dirige ailleurs.

À Chicago en 1927, la volcanique et tumultueuse Ma Rainey, se fait attendre comme à son habitude pour enregistrer un nouvel album. Pendant ce temps-là, les musiciens patientent dans la salle de répétition. Au fur et à mesure, des tensions apparaissent, des anecdotes se font faces, des vérités et des mensonges éclatent…
Une place au cinéma-théâtre
On tient la l’exemple typique de la problématique du théâtre filmé. Pourquoi vouloir réadapter une pièce sur le médium cinéma, si la mise en scène ne propose rien de différent ? Le Blues De Ma Rainey n’est pas sans rappeler Fences de Denzel Washington, alors réalisateur, avec la même Viola Davis au premier plan, et tiré également du travail d’August Wilson. Des logorrhées verbales qui ne fonctionnent pas, saupoudrées de métaphores en tout genre et de la lourdeur de la récitation d’un texte qu’on ne veut surtout pas déformer et qu’on sent à peine transformé et raccourci, par fainéantise ou par manque d’envie.
Le théâtre au cinéma ne peut faire mouche que s’il est retravaillé, réécrit en partie pour correspondre à son support, et non pas faire appel à un dramaturge de Broadway – en la personne de George C. Wolfe -, pour retranscrire un autre dramaturge, quand ses incursions au cinéma sont tout à fait oubliables. La saveur ne sera pas la même d’entendre et écouter un dialogue à la certaine poésie et au langage propre d’une œuvre qu’on verra sur les planches, d’un comédien qui joue face à son public en s’autorisant toute liberté, et d’un acteur qui incarne un rôle derrière un écran. L’image vaut autant que la parole, et sert à raconter des choses, faire ressentir, transmettre des émotions. Laurent Lafitte et son Origine du Monde attendue prochainement dans les salles, ont l’intelligence de s’amuser du cadre théâtral pour parfaire le comique de situation et provoquer le malaise.

Coup de blues à Chicago
Le Blues de Ma Rainey a ce souci de ne proposer rien d’autre qu’une mise en scène plate, au milieu d’un décor de murs de studios sans réel décor, lorsque la caméra ne sort pas quelques instants pour montrer un Chicago à la photographie numérique jaunâtre, qui tâche pour l’époque. Le plateau construit en actes, qui se terminent évidemment en dénouement dramatique. On est alors comme une petite souris au milieu des musiciens, à les écouter raconter leur vie en piquant peu à peu du nez, les voir disserter sur le monde, se questionner sur la croyance et l’intérêt d’un dieu, sur la place de l’homme de couleur dans une société américaine qui n’en a que pour l’individu blanc. Le propos dénonciateur de luttes raciales dans une Amérique du début du XXème siècle n’est en rien impactant, car rien n’est proprement impliquant. On attend simplement de savoir quand apparaitra le bout de fromage pour qu’il y ait un peu d’emballement et que la chaleur fasse suer l’écran face à ce sous-sol bien froid. Quand Viola Davis débarque en Ma Rainey, on voit une chanteuse au bout du rouleau, qui chante pour comprendre la vie mais qui semble blasée par cette dernière. Le Blues de Ma Rainey n’est finalement pas la musique qu’on entend peu, mais le blues de ces personnages profondément tristes, qui souffrent de l’inégalité et qui finissent par se retourner les uns contre les autres.

À la mémoire d’une panthère
Une prestation qu’on imagine forcément oscarisable pour la comédienne, grimée dans chaque recoin. Celle de la performance, se glisser dans la peau d’un individu, en reprendre les mimiques, les gestes, l’intonation… Quitte à agacer, surjouer et en oublier son rôle d’actrice au naturel, surtout quand on est au demeurant brillante. Au milieu du grabuge, Chadwick Boseman tire son épingle du jeu, comme souvent. Il est le moteur de tout ce qui se passe et de l’intrigue. Sous les traits de l’ambitieux trompettiste Levee, heureux de pouvoir s’acheter une nouvelle paire de chaussures, il rappelle ô combien Hollywood demeure désormais orphelin d’un talent. Bien plus que l’image d’un Black Panther et le symbole qu’il représente perdu dans un gloubiboulga marvelisé, il capture les regards d’un charisme certain et d’une énergie fiévreuse. Les mâchoires de la bande de Luke Evans dans Message from the King de Fabrice du Welz, se souviennent encore de la fureur des poings vengeurs de Jacob.
Du Blues de Ma Rainey, on ne retient seulement la dernière apparition de Chadwick Boseman. Le reste n’est qu’anecdotique, paresseux, le produit pour honorer un contrat signé et se glisser parmi les machines à prix d’interprétations. Il y avait tellement mieux à faire et raconter… La dramaturgie théâtrale ne fait pas forcément une réussite de cinéma. Au mieux un téléfilm triste et inavoué.
Le Blues de Ma Rainey, de George C. Wolfe. Avec, Viola Davis, Chadwick Boseman, Colman Domingo… 1h34.
Sortie le 18 décembre sur Netflix