Takahata Isao, dans ses travaux au sein du Studio Ghibli, s’est toujours efforcé d’être une anti-thèse – volontaire ou pas – de son comparse Miyazaki Hayao. Que ce soit par ses thématiques bien plus sombres – on pense au Tombeau Des Lucioles – ou par ses tentatives dans l’animation qui dénotent des standards de la firme – Pompoko, Mes Voisins Les Yamada –, il parvient à insuffler à chacune de ses histoires une identité visuelle propre, qui le rend passionnant à observer tant on ne sait jamais vers quoi il se tourne. Le Conte de la Princesse Kaguya, dernière œuvre qu’il livre avant son trépas, condense cela : un film unique, à l’animation exceptionnelle, et aux doubles lectures enivrantes.
Tout comme nous nous sommes arrêtés sur l’animation malheureusement peu au point d’Aya Et La Sorcière, il convient, avant d’aborder le contenu du film, de s’arrêter sur l’animation, et d’offrir à Takahata Isao notre hommage le plus sincère. Le Conte De La Princesse Kaguya est un sommet visuel. Avec sa direction artistique qui s’approche de l’aquarelle, et la mouvance des personnages qui s’apparente au fusain, chaque tableau est pensé pour transcender le regard, et il n’y a pas un instant où la beauté à l’écran ne suscite pas l’émotion. L’impression que chaque plan est une œuvre à part entière et que leur addition créant un métrage n’est qu’une fabuleuse coïncidence. Amateur·ice·s d’animation qui n’avez pas encore franchi le pas de cette œuvre, n’attendez pas de maîtrise ici, tant c’est un bien piètre mot face à ce à quoi nous assistons.

Lorsque Miyatsuko découvre une fille microscopique dans une tige de bambou, c’est son monde qui est bouleversé. L’artisan n’ayant jamais eu d’enfants décide, aux côtés de son épouse, d’élever la petite Takenoko – “pousse de bambou” – comme leur propre fille. Celle-ci est atteinte d’un étrange syndrome, qui la fait grandir à vue d’œil. Convaincu du caractère prophétique de son apparition, et assistant à d’autres étranges apparitions, Miyatsuko se résout à honorer la providence qui lui a confié cette bambine. Il décide de la déclarer princesse, et de lui offrir la vie qu’une monarque “mérite“, selon les codes aristocratiques de l’ancien Japon. Départ pour la capitale, où le luxe irradie la vie de celle qui est désormais nommée Kaguya, et doit suivre un chemin très précis ; se conformer aux règles qui régissent le destin des princesses, mais aussi se trouver un époux au sortir de l’adolescence. La Princesse voyant son syndrome s’accentuer et sa beauté croître, c’est un attirail de prétendants qui débarque, bien décidé à acheter l’affection de la belle qui ne l’entend pas de cette oreille.

Récit d’un déterminisme cinglant, patriarcal, d’une vie déjà régie par des choix qui ne sont pas siens, et où la parole n’a d’usage que pour flatter la décision des pères. Pour Kaguya, qui naît pourtant libre et sauvage, l’adage “Sois belle et tais-toi” prend tout son sens. Elle qui a connu une enfance admirable, avec des parents aimants, des amis qui s’accommodent de sa croissance biaisée, se voit réduite, toujours par des parents aimants mais aveuglés par les normes sociales, à un simple statut. Quand les femmes n’ont pas leur mot à dire, que dire des Princesses, porte-étendards destinés à maintenir une certaine idée de l’idéal, celui de la beauté, tant physique que matérielle ? Mais les robes, les bijoux, l’appartenance à une caste plus élevée n’ont aux yeux de Kaguya qu’une minime importance. L’enfance qu’elle a vécue influence ses jugements, lui rappelle ce sentiment de liberté qui ne peut la soumettre à un quelconque conditionnement. S’en suivent des ruses pour échapper à cette funesterie. Le passage des prétendants, où chacun clame que son amour lui permettrait d’offrir monts et merveilles impossibles à générer, et où chacun se voit affublé de la tâche de réellement trouver ces artefacts imaginaires, joue de métaphores et de morales entrant totalement dans le moule du conte. On se rappelle que l’amour ne s’achète par aucun artifice, et que toute superficialité finit par dévoiler son creux intérieur, mais aussi qu’il vaut mieux une vie de liberté auprès de ceux que l’on aime qu’une existence de richesse solitaire.
Double lecture quand le film dit aux enfants qu’il n’est pas interdit de rêver, et qu’il faut voir l’importance dans la simplicité du quotidien, mais aussi quand il dit aux parents que nul ne doit déterminer le destin de son enfant, quelle qu’en soit l’intention. L’essentiel est d’inculquer une éducation et des valeurs, pour que ces dernier·e·s aient les armes nécessaires quand il s’agit de faire des choix. Double parcours quand Miyatsuko réalise son erreur, et choisit de protéger Kaguya pour une toute autre quête bien plus noble : celle de l’aider à ne pas devoir se conformer à un destin préétabli. Le Conte De La Princesse Kaguya alterne entre un ton léger, des moments d’innocence toujours bienvenus, et une notion fataliste qui dresse un portrait amer de la société, et de la condition de ces femmes qui sont toujours soumises aux décisions de leurs pères et maris. Un portrait ancien, mais qui fait écho à une période plus contemporaine quand le Japon est encore très ancré dans des traditions bien trop conservatrices.
Départ en grand seigneur pour Takahata Isao. À l’image de son cinéma toujours riche et renouvelé, il signe avec Le Conte de la Princesse Kaguya une œuvre sublime, qui ne fait que confirmer son statut de maître incontesté de l’animation. Un film exceptionnel, qui émeut tant par ses visuels que ses thématiques, et une pierre toujours plus merveilleuse à l’édifice Ghibli.
Le Conte de la Princesse Kaguya, de Takahata Isao. Avec les voix de Asakura Aki, Kora Kengo, Chii Takeo… 2h17
Sorti le 25 juin 2014