Raconter une histoire avec une révélation remettant en jeu tout ce qui a été narré, c’est comme accomplir un tour de magie. Il faut savoir en montrer assez pour éveiller la curiosité tout en évitant de se faire dépasser par l’audience, de plus en plus au fait de ce qui pourrait relever du tour de passe-passe scénaristique. Revenir sur Le Village, c’est aborder un tour discret de la part d’un prestidigitateur du septième art, fabuleux et horrible à revoir.
Une communauté isolée vit dans la peur d’aller les bois de crainte de se retrouver face à des créatures terrifiantes. Mais quand la menace semble se rapprocher, Lucius Hunt et Ivy Walker s’interrogent sur le besoin de traverser ces lieux si proches mais si dangereux.
Attention, cette analyse révèle des points essentiels à la narration du métrage. La lecture de celle-ci est donc recommandée après visionnage du film.
Le Village commence déjà dans la mort, annonçant la nature crépusculaire du récit à venir. Comme pour toute société, la fin est présente mais son aspect sec frappe. C’est peut-être pour cela que Lucius Hunt désire tant braver l’interdit et essayer de faire reculer l’inéluctable, répétant encore et encore ses demandes malgré le refus des anciens. Sans être taboue, la dureté de la mort la rend plus âpre, plus cruelle. C’est un ennemi invisible, presque autant que les créatures de la forêt, obligeant à une isolation totale du monde extérieur.
La vie reprend plus ou moins son cours, obligeant les habitant·e·s à se réinscrire dans une forme de quotidien normé, avec la difficulté de se montrer véritablement. « Sometimes we don’t do things we want to do so that others won’t know we want to do them. ». Rien que d’un point de vue émotionnel, on sent une restriction, un enfermement qui interroge et appuie le doute sur cette communauté. On sait que quelque chose ne va pas, mais quoi ? Cette question va se répéter, encore et encore dans notre tête, pendant une bonne partie du long-métrage. Bien sûr, M. Night Shyamalan apporte une réponse mais il s’entête avant à jouer sur nos attentes.
Vendu à l’époque dans une forme plus horrifique, le film met à mal ses spectateurs. Bien que profitant de moments de tension appuyés, Le Village ne verse que très peu dans l’effroi et bascule même régulièrement dans une forme de romantisme incandescent par la relation entre Lucius et Ivy. Tel un Guillermo del Toro avec son Crimson Peak, cette promotion participe aux retours dubitatifs généraux et ce malgré une facture technique excellente. On pense à la photographie de Roger Deakins, légende parmi les directeurs de la photographie, ou à la musique envoûtante et grave d’un James Newton Howard au sommet de son talent. Pourtant, cela ne semble pas avoir d’effet à l’époque, alors même que M. Night Shyamalan aborde ici une notion de croyance dans la fiction, à double tranchant.
Le vrai personnage principal du film, Ivy, est aveugle et voit le monde par un autre biais, notamment des « couleurs » entourant les gens. Son regard s’avère différent et lui confère une force par rapport aux autres protagonistes, portant pour certains des masques dissimulant leurs intentions. Il s’en dégage une balance entre une sincérité presque touchante dans ce qu’elle s’approche d’une forme de naïveté et une capacité de s’affirmer réellement, notamment par sa croyance en certaines personnes comme Lucius. Voir sa détermination pour sauver celui-ci rend alors plus impactante la découverte de la vérité entourant le village, mettant fin à une innocence imposée par un système institué.
Et là, on en arrive au point central de la narration : cette révélation même. Mais loin de le faire en une fois, Shyamalan prend son temps afin de rendre celle-ci plus concrète. Tout s’avère donc faux : les monstres, ce village, … Tout n’est qu’invention, censée protéger ses habitant·e·s en se renfermant loin du monde moderne dans une volonté désespérée de ne plus subir la violence et le désespoir de cet univers. On pense à la Caverne de Platon, le choix entre sortir se confronter à la réalité ou rester dans une illusion censée être plus rassurante. La nature même de conte auquel peut faire penser le récit prend une toute autre forme : ces histoires inventées n’aident plus à comprendre le monde qui nous entoure mais à diminuer celui-ci, renfermé par la crainte de ce qui s’avère autre. La croyance derrière cela joue d’une forme de contrôle ayant besoin de cette menace pour subsister.
Il faut resituer le tout dans le contexte historique, celui d’une Amérique encore dévastée par les attentats du 11 septembre 2001. L’aveuglement provoqué par la soif de vengeance du pays pousse à une forme d’enfermement moral, appuyé par un président ouvertement catholique et n’hésitant pas à louer sa lutte dans un manichéisme dangereux. L’autre, c’est l’ennemi, le responsable des souffrances, des pleurs, des cauchemars et des fantômes qui rongent notre esprit jour après jour, nuit après nuit… En voilà une idée qui trotte dans la tête de nombreux habitants et continue d’ailleurs encore de se faire, comme le montre l’actualité avec les violences suite aux résultats des élections présidentielles. Si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi. Cette pensée en sens unique et dangereuse trouve un sens nouveau dans le film de Shyamalan, lui qui montre déjà avec Signes ce renfermement dans la croyance sans aller plus loin que ce que peuvent énoncer les sources extérieures. Cette fois, il n’est plus question de s’attaquer à ce qui est différent mais de partager cette terreur en inventant la menace.
En cherchant à créer une illusion de monde parfait, les anciens ne font qu’exacerber leurs craintes en l’instabilité du monde extérieur. Rien n’est totalement contrôlable, encore moins les gens. On a beau repousser la violence à l’extérieur, dire qu’elle est la faute des autres, que rien ne peut arriver entre gens soi-disant respectables, tout cela n’est qu’un mensonge. Le renfermement a le but contraire en propageant la terreur dans l’autre camp, comme s’il n’y avait que du bien et du mal. C’est ce qui rend le revisionnage du film difficile : maintenant que l’on sait la vérité sur la terreur extérieure, elle ne fait que surligner des doutes compréhensibles à l’origine mais si sectaires qu’elle ne peut résulter qu’en ce même chaos que l’on cherche à éviter. La croyance en l’autre s’avère salvatrice là où la foi en des mythes peut s’avérer destructrice à de nombreux niveaux.
On reprend alors le quotidien, dans un même mouvement cyclique, en sachant que la mort est encore au tournant et que rien ne peut nous éloigner du désarroi. La fin plutôt abrupte du film peut se lire de façon triste, sans possibilité d’échapper à cette caverne de lumière alors que l’on sait précisément sa nature factice. Cette crainte de peut-être répéter ces mêmes erreurs, bouleversante dans l’Amérique post 11 septembre. Elle s’avère plus déchirante encore dans un pays post Trump, où les mensonges d’un dirigeant n’ont fait que déchirer encore plus une contrée basée sur la division. Le renfermement idéologique se ressent encore plus et l’on sait que la faute sera reportée vers l’autre, porteur de mensonge, de terreur, monstre de paille d’une campagne de destruction morale par but de pouvoir égoïste. Voir que Shyamalan base son village sur des gens qui ont juste peur de connaître la perte sans chercher nécessairement l’hégémonie du pouvoir rend la découverte encore plus triste dans sa foi en l’autre ne se sera pas accomplie dans une société déchirée.
Relique d’une Amérique se refermant sur soi par peur de ce qui est différent, Le Village de Shyamalan prend un tout autre sens au vu de l’actualité, toujours plus à cran sur la division. Restent des qualités formelles intemporelles et l’espoir que l’amour et la foi en l’autre puissent permettre d’avancer et de se réconcilier avec ce qui ne relève pas de la norme instaurée par d’autres. En voilà donc un tour de magie scénaristique dont le ressort n’est pas que de la simple esbroufe mais une véritable réflexion toujours aussi passionnante et chargée émotionnellement.
Le village de M.Night Shyamalan. Avec Bryce Dallas Howard,Joaquin Phoenix, Adrien Brody… 1h48.
Sorti le 18 août 2004.
Bonjour
Je trouve ta critique très intéressante et bien écrite. Même si je t’avoue que personnellement j’ai été un peu échaudé par ce film que je n’ai vu qu’une fois à sa sortie au cinéma et que j’ai alors pris comme une sorte d’épisode de la 4e dimension un peu tardif. Je suis peut-être passé à côté, je ne dirai jamais que le film est sans intérêt.
J’ai été tellement bluffé par 6e sens et Incassable que la suite de la carrière de Shyamalan m’a un peu déçu. Lorsqu’il a été au bout de ses idées et qu’il est tombé dans les gros films de studios, il a malheureusement vendu une partie de son âme au diable.
Mais je suis heureux de le voir revenir vers du plus intimiste, et le dernier que j’ai vu, The Visit, était plutôt très rassurant à voir.
Si jaamis le cœur t’en dit, tu peux aller visiter notre humble site internet né en 2020 : https://www.split-scream.com
où j’écris (péniblement :-b) en compagnie d’un ami et fais également des illustrations.
Bravo pour ton travail en tout cas
Alex
Un grand merci pour ce retour, cela me fait plaisir, surtout quand on a des appréciations différentes sur un film. 🙂 J’avoue avoir été un détracteur de Shyamalan plus jeune avant de retourner ma veste en redécouvrant sa filmographie donc je comprends ton point de vue et effectivement, il est bien mieux une fois revenu à cette forme plus intimiste. 🙂 Je jetterais un coup d’oeil sur ton site avec plaisir, histoire de se soutenir entre amoureux du cinéma. 🙂
Encore merci pour ce retour, en te souhaitant une excellente soirée et une agréable semaine. 🙂