Ce 9 février marque le retour en salles de Lettre d’une inconnue, une œuvre aussi culte que son réalisateur, Max Ophüls, est emblématique. Restauré dans une magnifique édition 4K, c’est l’occasion de découvrir sur grand écran un monstre intemporel du septième art, dont le discours universel peut encore toucher aujourd’hui.
C’est qu’il a une vie bien remplie, ce cher Stefan Brand. Pianiste reconnu, sa réputation musicale n’a d’égale que son caractère de séducteur, lui qui est souvent remarqué avec une femme différente au bras. Peu d’attaches pour celui qui aime savourer sa vie de célibataire, rythmée par son majordome qui le sert depuis de nombreuses années, plus fidèle qu’il ne le sera jamais, et véritable observateur du film, qui porte un jugement moral par ses jeux de regards discrets et subtils. Cette existence qui ne connaît d’embûches, et que Stefan considère comme totalement maîtrisée, unique horizon où l’amour ne lui semble pas accessible, se voit pourtant ébranlée en un battement de cil lorsque la réception d’une simple lettre détruit le cocon supposé bien protégé. Au fil de sa lecture, Stefan réalise qu’il a été aimé bien plus que de raison, et que son comportement de dandy séducteur a créé bien plus de dommages qu’il n’imagine, a détruit une vie et probablement d’autres.

Les lignes manuscrites de Lisa Berndle ont effectivement de quoi bouleverser. Dès lecture de la lettre, et audition de la voix de Joan Fontaine qui nous la narre, nous assistons à une série de flashbacks illustrant le destin croisé des deux protagonistes, et sa nature bouleversante. Les affres du succès entourant la carrière de Stefan sont le miroir décharné de l’amour de Lisa, elle qui l’entrevoit, l’aime dès les premiers instants, et le poursuit de sa passion langoureuse, espérant qu’un jour il daigne lui adresser le regard qu’elle souhaite tant. Le moment qui les unit, une soirée classique pour lui, le pinnacle de son adoration pour elle. Et les déboires. Le mariage de convenance de Lisa, qu’elle utilise pour oublier, aveu d’échec lors des moments où elle recroise Stefan, se rappelant à son amour premier, au gré d’un époux qui feint la compassion pour l’enfoncer plus loin dans sa mélancolie. La présence et le décès de l’enfant, symbole de l’unique union des deux, qui ne cesse d’agrémenter les troubles de notre héroïne tragique, condamnée à vivre dans l’horreur de sa passion inavouée, sans qu’elle ne veuille jamais la renier, haïr celui qui inconsciemment la tourmente. Une passion aussi belle que difficilement compréhensible. Les agissements de Stefan, parti sur le quai de gare – symbole récurrent du film, comme un échappatoire que Lisa, destinée à rester dans ce faux microcosme où elle n’a pas sa place, ne prend jamais (ou uniquement aux côtés de son adoré) – après de belles promesses, révèlent un homme qui a tout simplement oublié le visage de celle qu’il a nommé un jour sa “bien-aimée”. C’est le portrait d’un véritable salaud qui s’ignore, inconscient de ses mots, des maux qu’il en génère. Profitant bien de son insouciance, il est apaisé par le regard de celle qui ne voit en lui qu’un ingénu naïf – qu’il est probablement –, n’ayant jamais pris conscience de l’amour qu’elle lui offrait. La vérité est dans un entre-deux, et dans le regard d’un Stefan déchiré une fois la réalité acquise.

Pour décliner son récit, Ophüls choisit la douceur de Lisa, de ne s’attacher qu’à ce point de vue unique. Ses cadres chatoyants, où il décrit la vie de ces aventuriers nocturnes, soumis à leurs passions artistiques et sentimentales, offrent un environnement onirique au métrage, le fait déborder dans ses afflux romantiques. Un romantisme biaisé, de celle qui a gardé toute sa vie ses illusions et espoirs comme remèdes à un quotidien morose de femme déboussolée, abusée et écrouée. L’aveuglement de la protagoniste exclut la réalité et met en lumière une certaine violence partagée, tant celle de Stefan, qui finit par profiter d’elle avant de la ramener au même niveau d’ignorance que ses précédentes conquêtes, que la sienne, quand son obsession nourrit des desseins sombres et des tentatives constantes de se rapprocher de quelqu’un qui ne lui a, initialement, rien demandé. C’est là la réelle tragédie : en contant à son amour de toujours l’histoire qu’il n’a jamais vécu, et à côté de laquelle il est passé, elle nous conte une réalité qui n’existe qu’à peine. Lisa est victime de son obsession, d’un fantasme auquel elle a tout sacrifié. Stefan, lui, est victime – bien que coupable de sa propre frivolité – d’une relation dont il n’a jamais eu vent, et que le caractère tardif de la lettre ne pourra jamais l’aider à assouvir. La tragédie romantique rejoint le fatalisme grec, celui qui laisse notre héros dans sa solitude, ses regrets et ses remords, désormais incarnés en lui par des actes qu’il n’a pourtant pas vécus, mais enfin compris.

Récit de plusieurs rencontres, où l’on retrouve les personnages à différents âges, Lettre d’une inconnue offre à Joan Fontaine et Louis Jourdan – qui se retrouve sur le tournage par chance, mais voit sa carrière américaine débuter de la plus belle des manières – une partition intense, où le duo parfait son alchimie électrique. Les moments où les amant·es ignoré·es se retrouvent, où leur union semble logique, sont d’autant de moments tragiques qui nous rappellent à l’impossibilité de cet amour, qui a pourtant la capacité d’être si simple. Lettre d’une inconnue nous invite à vivre nos histoires, les dévoiler, et ne jamais rester dans l’ombre des remords, qui n’interviennent que toujours trop tard. Un film puissant, où l’émotion, omniprésente mais jamais forcée, nous emporte. Sa douce ironie, celle de nous offrir une grandiose histoire d’amour qui nous donne à rêver mais n’existe pas, joue sur la beauté intemporelle, par des cadres magnifiés, semblant comme dans une bulle onirique à laquelle on veut croire. Peut-être la nôtre, qu’il convient de ne pas ignorer.
Lettre d’une inconnue, de Max Ophuls. Scénario de Howard Koch et Max Ophuls, d’après la nouvelle éponyme de Stefan Zweig. Avec Joan Fontaine, Louis Jourdan, Mady Christians… 1h26
Sorti le 5 novembre 1948