David Fincher fait son grand retour après une absence remarquée de six ans sans long-métrage. Occupé en showrunner remarquable de Mindhunter, le réalisateur avait néanmoins besoin d’une pause pour réaliser un projet plus personnel. C’est avec un scénario de son défunt père qu’il revient sur la genèse de Citizen Kane et de son scénariste Herman J. Mankiewicz, Mank.
Tout le monde en parle depuis quelques semaines. Les avis commencent à poindre, divers et variés. Loin des innombrables éloges qu’on attribue d’ordinaire à la mise en scène de Fincher. A leur lecture, une série de questions se pose alors : Mank serait-il ennuyeux ? Complexe car trop référencé ? Faudrait-il voir Citizen Kane avant de voir Mank ? S’agirait-il d’un bête caprice de réalisateur, qui, psychanalyse de comptoir, a besoin de faire la paix avec son défunt père ?
Mank, Citizen Kane et les autres
Commençons alors. Ennuyeux ? Sûrement pas. Complexe, certainement. Caprice, peut-être, mais ce n’est pas important. Mank est un film référencé, mais la connaissance préalable de cette histoire, des personnages et du contexte ne sont pas nécessaires à la compréhension du film, ni à son appréciation. Vous aurez certainement l’envie d’en savoir plus, et pour cela, une bête page Wikipédia remplira aisément cette fonction. Le film vous fait comprendre que Mankiewicz est scénariste et alcoolique, Welles un jeune loup réalisateur de talent mais manipulateur, William Randolph Hearst un riche magnat de presse et proche des milieux du cinéma, et Marion Davies, sa muse. D’autant que le script délivre sa propre vision de ses personnages “historiques”. Avons-nous vraiment besoin d’en savoir plus ? Pas vraiment, la contextualisation du film ne permettant que de saisir les petites subtilités du film, là où sa substantifique moelle et son intérêt surviennent d’une toute autre manière.

Fincher… sans Fincher ?
Qu’on se le dise tout de suite. Mank est un film bancal, déséquilibré. Souvenez-vous de Zodiac, Gone Girl ou Social Network, où la qualité implacable du scénario alliée à l’immensité de la mise en scène en faisait des métrages maitrisés de bout en bout. Mank est paradoxalement le film le plus personnel de Fincher, par son sujet, son scénariste, son aura, mais aussi le film où Fincher s’efface quelque peu, indubitablement.
Ah ! On y retrouve tout ce qui fait sa maestria. La maîtrise est présente. Tout est parfait. Cadre, photo, montage, plan soigné, et rythme soutenu de dialogue. Sur le plan “technique”, c’est Fincher et son perfectionnisme qui l’emportent. On note que l’imitation des films d’époque (grains de pellicule, traces de clopes par exemple) n’est ni tout à fait réussie, ni tout à fait pertinente, Fincher alliant des techniques tout à fait modernes avec des techniques anciennes.
Mais la star, ce n’est ici pas la mise en scène, souvent déjà assez peu marquée chez Fincher, mais le script de son père, porté, il faut bien le dire, par des comédiens superbement dirigés et offrant de très belles performances. Tous sont excellents, sans exception.
Tout se passe comme si ce qui importait désormais, c’était la narration, l’histoire. Fincher lâche du lest pour donner toute sa place au scénario de son père. Et pourtant, on l’a dit, tout est là pour comprendre qu’il s’agit, malgré tout, d’un film de David Fincher.
Mais où est donc passé la -substantifique- moelle ?
Mise en scène en retrait, on l’a dit, script à l’appui. Fincher aurait donc peur de ne pas assez rendre hommage à son père disparu, au point d’oublier de faire du cinéma ?

Mais et si…et si ! C’était justement le projet du film ? Si toute l’idée de Fincher était de redonner sa place au scénariste dans le rôle de la création cinématographique ? Le cinéma comme production collective et non bornée à un seul “auteur” ? En proposant un film bancal mettant en exergue le script, il démontrerait alors comme le cinéma nécessite toujours et nécessairement plusieurs couches d’écriture, et plusieurs types d’artisanat : le script, le filmage, le montage…
Fincher choisit pour cela de récupérer ce qui avait fait le caractère remarquable du film d’Orson Welles dans les années 40 : la structure binaire en aller-retour entre le présent de la recherche (journalistique ou d’écriture), et le flash-back de la vie du personnage intéressé (Kane et Mankiewicz). Sauf qu’entre Citizen Kane et Mank, 80 ans de cinéma se sont passées. Le flash-back a été utilisé, sur-utilisé, renouvelé, et usé à nouveau. Ce principe de mise en scène rend ainsi Mank profondément déséquilibré dans sa structure même, trop mécanique, trop désincarnée.
Fincher propose alors un long-métrage sur les limites même du cinéma, sur la difficulté de la création, sur les atermoiements et les contradictions de cette industrie, dont les enjeux et les luttes sont comparables d’une époque à l’autre. Dans son histoire, Mank marque la nécessité de la présence d’excellents conteurs d’histoire, écrivains et auteurs de génie pour le cinéma ; pourtant, le scénario du père de Fincher marque aussi la limite du scénariste, le réalisateur ayant besoin de marquer sa personnalité pour mettre en scène, précisément, ce script. La création cinématographique est affaire de rencontre et donc de conflits entre de multiples acteurs. Le film pointe alors les limites de cette création dans la recherche de “l’auteurisme” à tout prix, comme une forme de mégalomanie maladive.
Mank est un film-hommage d’une époque, et dans le même temps, à une personne chère au cinéaste. Ce geste est donc profondément personnel. Et comme toute démarche de ce type, nécessairement clivante. Malgré tout ce qui a pu être dit précédemment, Mank est une invitation à voir des films, à aimer le cinéma quelque soit sa forme. L’émotion y est présente – la seule séquence en fin de film du dîner en témoigne. Assurément, la sortie de Mank est un événement en cette fin d’année 2020 et peut-être une très belle parenthèse dans la carrière de réalisateur de David Fincher.
Mank de David Fincher. Avec Gary Oldman, Amanda Seyfried, Lily Collins…
2h12 – Disponible sur Netflix.