Henri Verneuil trouve aisément sa place au panthéon des grands cinéastes populaires français, ce qu’une carrière de près de 40 ans derrière la caméra n’a presque jamais démenti. Il faut dire qu’après s’être fait la main sur près de 20 courts métrages, pour débuter ensuite dans le long en travaillant notamment avec Fernandel pour certains de ses derniers grands succès (dont La Vache et le Prisonnier), Verneuil construit une carrière mémorable dans le cinéma de genre français. Le Président, Peur sur la ville, en passant par Un singe en hiver, Mélodie en sous-sol, Cent mille dollars au soleil, Week-end à Zuydcoote, Le Casse, et bien entendu le mythique Le Clan des Siciliens : autant d’œuvres mémorables pour celui qui a également une carrière internationale avec La Bataille de San Sebastian et Le Serpent, où il dirige des acteurs aussi prestigieux qu’Anthony Quinn, Charles Bronson, Yul Brynner et Henri Fonda. Contrairement à ce qui lui fut longtemps reproché, Verneuil n’a jamais essayé d’être américain, mais est au contraire le pont qui relie les deux cinémas. Du film de guerre au western, en passant par le caper movie, Verneuil s’attelle à reprendre des genres typiquement américains pour les adapter à un contexte purement français. C’est ainsi que Mélodie en sous-sol troque le glamour de L’Inconnu de Las Vegas pour une introduction dans la grisaille parisienne suivant Jean Gabin seul dans les transports en commun, et que les cow-boys deviennent des camionneurs sillonnant le désert marocain dans Cent mille dollars au soleil.
Mille Milliards de Dollars se situe quant à lui dans la lignée du cinéma d’investigation qui connait son expansion à Hollywood dans les années 70, Les Hommes du Président en tête. Comme Robert Redford et Dustin Hoffman, Patrick Dewaere interprète un journaliste tentant de faire éclater un scandale au grand jour. Il faut néanmoins chercher l’origine du projet du côté du réalisateur français, le film se situant dans une période bien particulière de sa carrière. Après le succès de Peur sur la ville (près de 4 Millions d’entrées), Verneuil se tourne vers un cinéma plus ouvertement politique. Si son œuvre revêt depuis ses débuts un caractère social par la peinture de personnages de prolétaires du quotidien (voir à ce titre le très beau Des gens sans importance), cette partie de sa carrière suit des hommes seuls, honnêtes et intègres, affrontant un système plus fort qu’eux. Il y a d’abord François Leclercq (Jean-Paul Belmondo) face au pouvoir des grandes familles bourgeoises dans Le Corps de mon ennemi, puis le procureur Henri Volney face au système politico-militaire dans I… Comme Icare, film directement inspiré par l’enquête du Procureur Jim Garrison sur l’assassinat de John Kennedy (12 ans avant… JFK d’Oliver Stone), pointant également le rôle de la CIA dans le coup d’Etat de Pinochet au Chili en 1973.
Dans Mille Milliards de Dollars, on suit Paul Kerjean (Patrick Dewaere). Grand reporter au journal La Tribune, il reçoit un soir un appel anonyme d’un homme lui donnant rendez-vous dans un parking désert. L’homme lui indique que l’homme d’affaires Benoît Jacques-Lambert aurait des dettes colossales. Son enquête dévoile une affaire de pots-de-vin, et l’amène à explorer les entrailles de la GTI, multinationale américaine qui cache un scandale bien plus grand encore. Lorsqu’il fait la rencontre de Cornelius Abel Woeagen, Président de GTI, Kerjean fait la remarque suivante : les 30 firmes les plus puissantes au monde génèrent à elles seules un chiffre d’affaires de Mille Milliards de Dollars, soit 10% de l’ensemble de la richesse mondiale. Ce à quoi Woagen répond avec morgue qu’il reste donc 90% de cette richesse pour les milliards d’êtres humains restant sur la planète. On apprend au cours de la même scène, dans les bureaux du journal (séquence au montage alternant une discussion à trois dans les bureaux et cette rencontre sous forme de flashback, faisant des allers-retours en fonction des informations données par Kerjean à ses supérieurs), que le même montant était généré en 1968 par les 6 000 plus grosses compagnies mondiales.
Le sujet est posé, le film traite du pouvoir grandissant des multinationales dans un monde de plus en plus mondialisé et financiarisé. Nous sommes en 1982, et Margareth Thatcher comme Ronald Reagan ont pris place dans leur fauteuil de dirigeant pour changer l’économie mondiale. Les grandes firmes mondialisées voient leur poids grossir, et avalent différentes structures pour obtenir un pouvoir financier aussi fort, si ce n’est plus, que les Etats. Verneuil, seul scénariste, n’hésite d’ailleurs pas à fouiller le passé trouble de ces grandes firmes, montrant directement les relations qu’elles pouvaient entretenir avec le régime de l’Allemagne nazie, à l’image de grandes compagnies américaines soutenant le IIIe Reich avant de retourner leur veste une fois la défaite imminente.
Le réalisateur regroupe tous ces éléments au sein d’un film-dossier comme le cinéma américain des années 70 a su en fournir, de Sidney Pollack à Alan J. Pakula, jusqu’à Samuel Fuller. Le cinéaste met ainsi en évidence une organisation qui, à l’image des services de renseignement dans I… Comme Icare, agit dans l’ombre et accapare un énorme pouvoir économique et financier. Une idée qui trotte dans la tête de Verneuil lorsqu’un jour, se baladant dans une bibliothèque parisienne, il tombe sur un livre d’économie dont le titre est Mille Milliards de Dollars : « Je regarde ce titre qui me fascine : Mille Milliards de Dollars ! Nom de dieu, combien il y a de cadavres derrière ça ?! »1. Quel meilleur moyen de faire immédiatement comprendre ce propos au spectateur que de rechercher dans l’imagerie de l’une des sagas les plus populaires du cinéma ? La séquence de réunion des directeurs de l’ensemble des filiales du groupe, filmée dans un énorme décor, évoque en effet la saga James Bond. Difficile de ne pas penser aux décors d’Adam West et à l’organisation SPECTRE, soit une organisation criminelle et tentaculaire présente à travers le monde, tout comme GTI possède des filiales sur toute la planète. Son Président Woeagen, assis autour d’une table gigantesque arborant le logo de la compagnie, appelle et se tourne vers chacun des directeurs concernés pour asséner mauvais points et éventuellement sanctions. Il ne manque plus que le chat blanc et le crâne chauve, et vous obtenez un Blofeld plus vrai que nature.
On reconnaît immédiatement l’efficacité visuelle de Verneuil, qui par un simple dé-zoom fait comprendre l’immensité de la puissance de ces institutions financières. Dans le même temps, par un simple panoramique depuis des Directeurs de filiales jusqu’au Président de GTI, il fait immédiatement comprendre par l’image le pouvoir qu’exerce ce dernier sur les autres membres de la compagnie. Des visages interchangeables, collés les uns aux autres, pendant que Woeagen se trouve au centre, entouré uniquement par deux personnages à plus d’un mètre de distance. En véritable narrateur visuel, Henri Verneuil raconte ses histoires et dépeint ses personnages par leur positionnement dans le cadre et la façon dont la caméra tourne autour d’eux. Citons à ce titre l’apparition de la femme de Benoît-Lambert, interprétée par Jeanne Moreau. La séquence débute sur un plan de l’actrice, assise le nez dans son verre de whisky, en longue focale au milieu d’un décor presque vide, laissant apparaître sa solitude. Le plan suivant, plutôt qu’un contre-champ sur Kerjean, filme l’entièreté de la pièce, et relègue Madame Benoît-Lambert en simple élément de décor au fond de cet immense salon. Enfin, lorsqu’elle débute le récit de son histoire avec son mari, la caméra, située derrière Kerjean, le quitte progressivement par un traveling latéral pour se concentrer sur Madame Benoît-Lambert, avant de s’éloigner à nouveau d’elle lorsqu’elle parle de la réussite insolente de son mari. Le traveling se termine sur un plan d’une photo du mari en question, signifiant qu’il l’a abandonnée dès le début.
Enfin, lors d’un rendez-vous au restaurant où Kerjean reçoit un appel téléphonique, Verneuil filme la conversation par une double focale, la reléguant en arrière-plan de la vie de Kerjean. Ce qui ne l’empêche pas de revenir au moment où Kerjean se retrouve isolé et en danger de mort, car affrontant une organisation plus grande et forte que lui. Il en résulte un thriller captivant, porté par la performance de Patrick Dewaere. Loin du personnage torturé auquel on identifie habituellement le comédien, ce dernier incarne un homme typique du cinéma de Verneuil, un honnête travailleur qui lutte tant bien que mal pour faire le mieux possible. Une variation de David contre Goliath, l’homme de 60 kilos contre celui qui pèse 120 pour citer un classique du réalisateur. Il est par ailleurs entouré par une distribution de haute volée, Verneuil montrant à nouveau sa capacité à diriger de grands acteurs en toutes circonstances. On retrouve avec plaisir Charles Denner, Michel Auclair, Jacques François ou encore Jean-Pierre Kalfon.
S’il ne fait pas partie des grandes œuvres de Verneuil, la faute notamment à quelques facilités scénaristiques, et des séquences parfois sur-explicatives, Mille Milliards de Dollars est une œuvre captivante et ambitieuse doublée d’un propos politique en avance sur son époque. Un film fait avec métier et qui mérite d’être quelque peu réévalué à l’aune de son score décevant sur les écrans lors de sa sortie.
1. Présentation du film par le réalisateur à l’Institut Lumière en 2001 : https://www.youtube.com/watch?v=qH64DCJEY_c
Mille Milliards de Dollars, écrit et réalisé par Henri Verneuil. Avec Patrick Dewaere, Caroline Cellier, Charles Denner… 2h10.
Sorti au cinéma le 10 Février 1982.