Attention, il s’agit d’un article rédigé par deux de nos auteurs. Les crédits sont en fin de page.
Fort de ses premiers films, Brian De Palma se cherche encore et veut surtout continuer d’expérimenter. Il tend aussi à diversifier son style et à quitter le carcan purement comique de ses premières œuvres. Avant d’entamer la suite de son cher Greetings, il s’intéresse au théâtre expérimental, en phase avec son cinéma, et en profite pour découvrir deux de ses gimmicks phares. Il lui faut au moins ça avant de se frotter aux gros studios, qui n’entendent pas lui faire de cadeaux.
Dionysus in 69 (1970)
Amoureux de l’avant-garde artistique, il est tout naturel que De Palma se soit tourné vers cette forme d’expression fortement basée sur l’instinct. Le Performance Group duquel faisait partie William Finley – qui n’est jamais très loin décidément et a invité le cinéaste à voir le spectacle – reprend à la fin des années 60 les Bacchantes d’Euripide et connaît un petit succès grâce à Richard Schechner, metteur en scène très en vue à l’époque. Celui-ci très ancré dans les évolutions de son temps met l’emphase sur des interprétations libérées sans hésiter à dénuder les corps et à inciter ses comédiens à finir en transe. La débauche d’énergie qui découle de ce parti-pris et le rapport de la performance au public marquent directement De Palma qui décide d’en faire un film. Le coup de génie intervient et donne à ce qui pourrait être une simple captation scénique la dimension d’œuvre cinématographique qui vaut le détour. Avec Dionysus in 69, le réalisateur fait preuve d’ambition et décide de miser sur la juxtaposition des points de vue. Il opte pour la première fois pour l’utilisation du split screen (écran partagé). L’idée est lumineuse en ce qu’elle nous permet de constater l’alchimie évidente entre la troupe quasi possédée qui occupe la partie gauche de l’image et l’audience emportée dans le délire au point d’en être presque participante, que l’on voit à droite.
L’installation est précaire et limitée. Lui filme la pièce tandis que Bob Fiore, son collaborateur, cadre le public, le tout dans un noir et blanc sans réelle volonté esthétique qui reflète l’ambiance primitive qui règne dans cette reconstitution de rituels tribaux. S’il y a là une recherche stylistique par ce procédé de mise en scène qui ne cesse d’affluer dans le cinéma de De Palma depuis – de Sœurs de sang (1972) à Domino (2019) en passant par Le Bûcher des vanités (1990) –, il s’amourache aussi d’un autre trait cinématographique qui ne le quitte plus : le plan séquence. Ceci accompagne la quête d’authenticité déjà exprimée par la division de l’écran et rend l’expérience un peu plus immersive. Chaque minute de ce show empreint de folie nous entraîne un peu plus et donne à voir une œuvre de laquelle émane tant la personnalité de Schechner que celle de De Palma. Avant de repartir sur sa critique de la société contemporaine, il amorce certaines de ses thématiques comme le sacrifice et iconise certaines actions qui refont surface dans ses métrages ultérieurs. Un détour vers le théâtre qui a du sens, et marque le début d’une décennie placée sous le signe de l’affirmation stylistique du cinéaste, commençant par le retour à ses amours avec Hi, mom !, la suite de Greetings.
Hi, mom ! (1970)
Une visite d’appartement en centre-ville, théâtre des tarifs les plus obscènes quant à la qualité des lieux, entame le métrage. Le propriétaire éventre les portes déjà bien amochées, s’assoit sur un fauteuil qui se brise instantanément, montre un four dont la porte calcinée tombe en lambeaux à la seconde où il le touche. La vue affreuse sur l’immeuble d’en face, l’humidité évidente, les murs en décomposition et le tarif augmenté sous prétexte qu’il y a des meubles – éclatés de toutes parts mais des meubles quand même ! –, rien ne donne envie dans cet appartement issu d’un immeuble qui mériterait la démolition. Pourtant, « I’ll Take It ! » résonne, la gueule benête de De Niro apparaît, l’écran se fige. Titre. On se marre comme des coings face à tant d’idiotie et d’ironie.
On voit le même De Niro planter sa caméra devant sa fenêtre et commencer à épier les habitants du fameux immeuble d’en face – particulièrement les voisines –. On réalise qu’il s’agit de Jon Rubin, le fameux peeping artist revenu du Vietnam qui refait surface. Logique quand on sait que le film est sorti très peu après et que les deux étaient annoncés comme se faisant suite. On effectue un voyeurisme social à travers l’objectif de Rubin, qui change régulièrement de fenêtre à épier, offrant de nouveaux portraits et travers états-uniens dont le métrage se moque sans la moindre finesse. Une fois encore, fort d’une mise en scène qui n’hésite jamais à tenter tout ce qu’elle peut pour décrire ses situations, le cinéaste regorge d’imagination pour amener le contexte pornographique inhérent à la profession de son personnage, duper la censure – Hi, Mom ! sera quand même déterminé comme X avant d’avoir une classification R comme son prédécesseur –, et prouver l’hypocrisie quant à un milieu qui se prétend noble pour cacher ses bassesses.
Sur un schéma assez classique, et trop semblable à Greetings, ce qui lui confère moins d’éclat, le film parvient à briller lorsqu’il change de sujet pour s’attaquer à d’autres problèmes, notamment le racisme. On retient particulièrement la séquence « Be Black Baby » où des activistes afro-américains créent une pièce expérimentale consistant à faire vivre à ces bons vieux WASP les conditions de vie aux États-Unis quand on est noir. Intervenants de la pièce déguisés en blancs et leur hurlant dessus des stéréotypes, la maltraitance va loin jusqu’à ce que notre cher Jon, engagé pour jouer un policier, vienne les frapper. Alors qu’aujourd’hui le sujet est brûlant et sur toutes les lèvres, il est étonnant de voir une œuvre critiquer aussi pertinemment le blackface, les violences policières – attention, le sujet faisait évidemment débat à l’époque mais était bien moins représenté. Pour la filmer, que du son naturel conférant une rupture de ton et une impression de documentaire sauvage, brutal. Ne serait-ce que pour l’importance de cette séquence, Hi, Mom ! est une œuvre à réhabiliter.

Dans sa conclusion, Hi, Mom ! fait écho à The Wedding Party, et l’imposition du mariage comme code inévitable pour être considéré comme un homme accompli. Le jeune homme qui fuyait son mariage imposé est ici remplacé par celui qui est en couple pour les apparences et subit cette situation. Dans un dernier élan d’héroïsme, l’immeuble que l’on nous présentait comme en ruines s’effondre, et des débris ressurgit Jon Rubin, le fou écorché par le Vietnam qui revient réellement au pays après avoir tenté de se fantasmer une existence parallèle. On se demandait pourquoi un tel titre, et à l’image du plan qui porte avec lui nos premiers fous rires, De Niro alpague un journaliste, déclame un discours incohérent et salue sa mère, tandis que l’écran se fige sur sa plus belle gueule de con. Titre. De Palma a créé le mème avant l’heure – on l’aura même vu expérimenter le vlog. Visionnaire qu’on vous dit. Ce cinéaste fou déglinguant les carcans sociaux avec sa caméra est désormais accompli et entame son second parcours, celui où la liberté doit s’équilibrer avec les exigences. Plus de budget, moins d’expression, l’ami Brian débute son expérience des studios avec Get to Know Your Rabbit.
Get to Know Your Rabbit (1972)
S’il arrive la fleur au fusil, avec derrière lui quelques faits d’armes intéressants, il n’a pas réellement conscience de la dureté du monde dans lequel il met les pieds. À ce moment, il sort du succès de Greetings, et il est question pour lui de rentrer dans la cour des grands. C’est la Warner qui lui donne cette chance car le studio voit en lui un bon réalisateur de comédie et entend mettre son style au profit d’une commande. Il s’agit de mettre en avant Tom Smothers, une star de la télé de l’époque afin que celui-ci lance sa carrière dans le septième art.
De Palma se saisit du scénario écrit par Jordan Crittenden et tente tant bien que mal d’en extraire quelque chose pour mêler ses envies à l’ego de la vedette soutenue par le studio au bouclier. Il ambitionne de faire un brûlot anticapitaliste assez fort en montrant comment cette société parvient à récupérer tous ceux qui s’y oppose en les ralliant au tout-argent. Pour ce faire, il se base sur l’histoire d’un jeune homme d’affaires interprété par Tom Smothers, qui décide de tout plaquer pour devenir artiste-magicien en suivant les cours de M. Delasandro (Orson Welles).
Les problèmes commencent assez tôt sur ce projet presqu’inévitablement voué à l’échec. Brian De Palma a très tôt manifesté son envie d’intégrer Welles au casting, ce dernier faisant l’objet d’une grande admiration par le cinéaste, mais Warner refuse farouchement, souhaitant engager Gig Young fraîchement oscarisé pour On achève bien les chevaux et donc plus bankable que le bon vieux Orson. Le réalisateur prend cependant le contrepied du studio et démarche lui-même son idole, créant ainsi une dissension avec ses employeurs.
Cet événement marque le début d’un chemin de croix pour De Palma. Si Welles, malgré sa réputation, s’implique dans le projet et ne fait pas de vagues, ce n’est pas le cas de tout le monde. Dès le début, une discorde a lieu autour de la manière d’appréhender le personnage principal, le cinéaste le voulant plus complexe et c’est finalement le scénariste qui a le dernier mot. Puis les mésententes s’amplifient. De Palma trouve l’acteur principal peu convaincant et estime qu’il faut retourner plusieurs scènes, ce qui lui est refusé. Parallèlement, Tom Smothers confesse aux producteurs ne pas aimer le style du réalisateur et tente de pousser celui-ci vers la sortie. La vedette de la télévision étant l’image de marque du projet, ce dernier se voit remercié de ses services avant la conclusion de l’œuvre.
Le résultat final est un fiasco, malheureusement crédité au nom du cinéaste. On ressent tous les problèmes ayant eu lieu en amont et là où les idées honorables de De Palma sont clairement visibles et intéressantes – il manie notamment la caméra de manière très habile dans le cadre de plans séquences astucieux –, le massacre effectué après son départ se démarque tout autant. Le montage est chaotique, l’histoire aseptisée et la conclusion honteuse au regard des pistes initiées par le cinéaste. Ce n’est pas l’ajout de Katharine Ross comme intérêt amoureux, elle qui avait déjà marqué les esprits dans Le Lauréat, qui relève la barre. Son personnage est finalement assez creux et ne sert pas à grand-chose à part donner un cachet nettement hollywoodien à une œuvre qui semble vouloir marquer une légère rupture.
Le studio au bouclier, en une expérience, lessive un jeune auteur prometteur et essaie d’en faire le dindon d’une farce que ce dernier souhaite dénoncer. Pour autant, s’il a mal vécu cette tentative, le fait de s’être senti spolié de la maîtrise du projet agit comme un déclic dans sa carrière. Lui qui se cantonne alors au registre comique avec des pincées de cynisme et d’humour noir commence à emprunter des chemins plus sombres et renoue avec le caractère plutôt horrifique de ses débuts. Cette révolution stylistique commence en parallèle de la sortie de Get to Know Your Rabbit, preuve qu’il n’a pas chômé une fois hors du projet, avec un métrage aussi macabre qu’intrigant, que nous aborderons dans le prochain article, Sœurs de sang.
Crédits rédaction : Dionysus In 69’/Get To Know Your Rabbit : Élie Bartin
Hi, Mom : Thierry de Pinsun
Dionysus In 69′, avec William Finley, William Shephard, Judith Allen…1h25
Hi, Mom, avec Robert De Niro, Andy Parker, Paul Bartel…1h27
Get To Know Your Rabbit, avec Tom Smothers, Katharine Ross, Orson Welles… 1h31
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