Hirokazu Kore-Eda est un réalisateur japonais connu et reconnu pour ses nombreuses chroniques familiales qui abordent de multiples sujets tels que le deuil, l’abandon ou la notion de famille qu’il remet régulièrement en question. À l’occasion de la sortie prochaine de Broker, retour sur une carrière quasiment irréprochable.
Maborosi (1995)

C’est en 1992 que Naoe Gôzue, productrice à Fuji TV, propose à Kore-Eda l’adaptation cinématographique du roman de Teru Miyamoto « La lumière de l’illusion », attirée par la thématique très proche du court-métrage documentaire However. Pour ses premiers pas, le réalisateur japonais aurait largement préféré un film original comme il le confesse dans ses mémoires mais même lorsqu’il ne s’agit pas d’une histoire originale, il sait largement y faire et insuffler une patte qui reste bien présente par la suite.
Ici, la jeune Yumiko fait plusieurs fois face à la mort : celle de son mari dans des circonstances inexpliquées, et celle de sa grand-mère – Yumiko avait alors 12 ans à cette époque – retournée dans son village natal pour y mourir.
Une ambiance pesante dans laquelle Yumiko essaie de survivre alors qu’elle déménage pour vivre avec son nouveau mari, un veuf qu’elle n’a jamais rencontré et qui a déjà une fille, cette dernière un peu plus âgée que le fils de notre héroïne. Maborosi dessine le portrait d’une femme en plein deuil. Non pas pour nous expliquer ce que Yumiko ressent, mais pour que nous puissions ressentir la solitude, le manque (créé par une composition accentuée sur les espaces vides), le deuil, sans jamais sombrer dans une mélancolie misérabiliste. Ce premier long-métrage se veut totalement contemplatif, traversé de très peu de dialogues mais animé par des paysages à l’état brut saisissants. Les jeux de couleurs s’accordent avec les ressentis de Yumiko alors que le doute s’installe en elle. Il va sans dire que Kore-Eda s’est inspiré du travail de Yasujiro Ozu dans ses jeux de cadrages sans que ce ne soit grossier ou copié-collé grâce à un regard poétique que seul le réalisateur possède.
Pour interpréter la fragile Yumiko, Kore-Eda fait appel à Makiko Esumi (un de ses rares rôles au cinéma) qui livre une prestation toute en délicatesse. Maborosi est un premier essai précis, efficace dans ce qu’il veut raconter et montrer, affichant son réalisateur comme quelqu’un sachant pertinemment ce qu’il veut filmer, comment et surtout pourquoi. Hirokazu Kore-Eda nous offre dans un écrin de velours un film qui traite du deuil avec une mélancolie bouleversante de justesse et de minimalisme.
Même si ce premier film n’a pas la maestria de ses prochaines réalisations, Maborosi permet à Kore-Eda de mettre un premier pied à l’étrier et lui ouvre les portes des plus grands festivals avec le prix Osella à la Mostra de Venise, ce qui lui permet d’être convié au Festival de Vancouver et Toronto. Un premier pas flamboyant.
After Life (1998)
Hirokazu Kore-Eda continue d’explorer le deuil mais cette fois de l’autre côté du miroir avec After Life. Situé dans un endroit inconnu et hors du temps, les défunt·es défilent dans une sorte de maison où iels font face à des interlocuteur·ices qui tiennent cet endroit. Avant de partir pour de bon, les défunt·es doivent choisir un souvenir de leur vie qui sera rejoué avant qu’iels puissent s’en aller pour l’au-delà. Dans ce bâtiment délabré errent des âmes mortes que plus rien ne semble atteindre. Les fonctionnaires font leur travail, les défunt·es sont interrogé·es à la manière d’un interrogatoire de police. Tout est réglé comme du papier à musique jusqu’à ce que les nouveaux·velles fonctionnaires développent des sentiments. Une idée jusque là inconcevable puisqu’iels sont mort·es. Au contact des défunt·es et des souvenirs qu’iels racontent, certain·es se rêvent encore à ressentir quelque chose, à se libérer de ce cadre étouffant.
Jusque là, l’imaginaire collectif veut que le paradis ressemble à un endroit tout beau et tout blanc rempli de nuages où chacun·e coulerait des jours heureux mais pas pour Kore-Eda qui décide de le rendre palpable, presque humain ou pire encore, déshumain dans sa façon de traiter les mort·es comme une simple marchandise de transition. Le film connaît cependant ses limites et tourne en rond lorsque les défunt·es défilent un·e à un·e pour raconter leurs souvenirs. Certains doux, d’autres tristes, un bruit, une odeur… Même si on ne peut pas cacher l’émotion qui nous gagne lorsque ces personnes en parlent face caméra, une fois le mécanisme en marche, le faire durer sur plus de la moitié du film est un peu fastidieux à suivre malgré une galerie de personnages touchants. Ce fonctionnaire désabusé qui ne retient rien de bien intéressant de sa vie, un coureur de jupons qui ne sait choisir la liaison qu’il veut mettre en scène ou encore cette ancienne danseuse et son souvenir d’enfance de ses chaussons rouges.
Heureusement, la dernière partie d’After Life nous rattrape par sa beauté et sa mélancolie. C’est à ce moment que Kore-Eda déploie son talent dans sa mise en scène carrée et épurée jusqu’à ce magnifique plan qui suit une des jeunes fonctionnaires qui aspire à l’amour dans une échappée urbaine où le cadre explose et laisse apparaître toutes les fissures. Même mort·es, iels n’en restent pas moins humain·es. C’est surtout lorsque cette mise en abime commence que le tout devient remarquable à bien des égards. Une fois que chacun·e des défunt·es a choisi son souvenir, tout un studio de cinéma est mis à sa disposition pour le re-créer. Kore-Eda nous montre les dessous de ces moments filmés mais également l’illusion et le rêve que peut créer le cinéma. Comme une aide, une dernière caresse pour rassurer et donner la possibilité de partir en paix avec un bout de sa vie. Après avoir tourné le dit souvenir, le/la défunt·e assiste à la projection de ce dernier avant de disparaître. Au lieu d’utiliser l’habituelle imagerie religieuse pour évoquer la mort, Kore-Eda préfère une voie plus généraliste, celle de l’humain·e, du souvenir et de ce qu’il en reste, jouant même sur les codes du fantastique sans jamais avoir besoin d’artifices pour le faire comprendre à son/sa spectateur·ice.
Austère sans être dénué d’espoir, After Life aurait peut-être gagné en intensité à être plus court mais il va sans dire que le bonhomme maîtrise sa caméra et son sujet avec brio et toujours autant de poésie.
Maborosi écrit par Teru Miyamoto, Yoshihisa Ogita. Avec Makiko Esumi, Midori Kiuchi, Takashi Naito… 1h50
Film de 1995, sorti le 1er novembre 2021 en SVOD
After Life écrit par Hirokazu Kore-Eda. Avec Susumu Terajima, Arata, Erika Oda… 1h48
Sortie le 17 novembre 1999