Période angulaire de l’histoire cinématographique américaine, le Nouvel Hollywood pourrait se résumer à l’émancipation par tous les pores. Artistiques, où quand les réalisateur·ices deviennent auteur·ices, maîtres·ses absolu·es de leur proposition, et peuvent l’axer dans la direction qu’iels veulent. Fondamentales, quand les récits sont ceux de libertés, inondés par le flower power et les besoins militants d’une époque. Revendications en tous genres, mais surtout reflet d’une génération qui a besoin de dire merde à un ancien monde autant automatisé dans ses fonctionnements systémiques que sa production cinématographique, nombreux sont les messages portés par une flopée d’artistes sans contrôle, laissant autant libre cours à leurs envies que leur faisant cramer la chandelle par les deux bouts. Nombre d’auteurs toujours reconnus aujourd’hui (Coppola, Scorcese, Cimino, etc.) sont souvent cités comme les grands représentants de cette période – et on vous encourage à lire l’ouvrage de Peter Biskind sur le sujet, entre faits farfelus et fantasmes réalistes –, mais il est difficile de se concentrer sur une œuvre en particulier, tant nombre de propositions ayant ponctué cette décennie créative valent le détour. Il y a pourtant à son origine, tel un film-somme, un métrage qui en concentre tous les aspects, toute la folie et la rage de tout retourner : Le lauréat, de Mike Nichols.
Sorti en 1967, Le lauréat met en scène l’histoire de Benjamin (Dustin Hoffman), jeune diplômé qui se rend dans le domaine familial afin de profiter de quelques moments de vacances. Objet de la fierté de ses parents, qui lui préparent une fête sans se soucier de son avis, il découvre une ennemie dont il ne pouvait jusqu’alors qu’esquisser les contours : la société, et sa propension à exiger de lui l’excellence absolue, la route droite et toute tracée qui comble les apparences et offre à sa chère famille un statut social semi-élitiste. Pour symboliser son étouffement, une scène, très simple, montre ses parents lui offrant un scaphandre de plongée. Dans cette nouvelle armure aquatique, la caméra s’engouffre, nous montrant la limitation de son champ de vision, le peu de droit de regard que Benjamin peut avoir sur sa vie, ses décisions quand, dans une cacophonie masquée par l’enfermement sonore de la combinaison, tout le monde lui hurle dessus, lui dicte sa conduite. Enfermé dans ce besoin de perfection qui n’est pas sien, Benjamin voit dans les avances de Mrs Robinson (Anne Bancroft), épouse de l’un des collaborateurs du paternel, une façon par le secret – et par extension le scandale – de sortir de sa condition de fils à papa. Une amorce de cri du cœur pour celui qui commence à ajouter le mot liberté à son existence, chose inimaginable.

Le traitement de la séduction de Mrs Robinson envers notre jeune lauréat offre à Nichols l’occasion d’offrir un postulat sur sa vision du cinéma, et surtout sur ce vers quoi l’art tend à s’orienter selon lui, en accord avec la mouvance dont il fait partie. Pour contredire l’hypocrisie des studios qui ne demandaient qu’à suggérer le sexe et ne jamais entrer dans tout ce qui pourrait être qualifié de “vulgaire”, il désamorce la poésie visuelle par une nudité frontale, à laquelle il ajoute des inserts provocants. Lorsque Mrs Robinson offre son corps à Benjamin, la découverte du corps féminin se fait sous forme de flashs. Tétons et poils hérissés viennent obstruer le champ, marquant les esprits d’une époque en besoin de secousses. Leur caractère forcé représente l’interdit, celui qui gangrène l’esprit de Benjamin, cédant aux pulsions du fruit défendu et de la morale déconvenue. Cette volonté de braver l’interdit l’enferme dans un nouveau carcan, Mrs Robinson étant elle aussi un produit de l’Amérique bien sous tous rapports. Le forçant à devenir son jouet, elle lui fixe aussi un nouveau cadre, de nouvelles bases qu’il doit suivre à la lettre s’il veut continuer à consommer ce sexe interdit. Elle utilise pression, pouvoir et peur de gâcher les apparences pour arriver à ses fins, elle qui ne voit en Benjamin qu’une dilettante, un moyen de s’offrir une seconde jeunesse quitte à gâcher la sienne. La pseudo-liberté n’est qu’une nouvelle entrave, où Benjamin n’a cédé qu’à des suggestions elles aussi décidées à l’avance pour lui. Ce n’est que lors de sa rencontre avec Elaine (Katharine Ross), fille des Robinson et objet d’un mariage que le couple parental aimerait arranger, que la conscience, tant de lui-même comme victime d’abus, que d’une réalité qu’il doit décider seul, et loin de toute influence, s’extirpe, et commence à reprendre ses droits.

Pour jouer sur sa confusion, et mêler un récit identitaire à une envie faussement égoïste, Le lauréat prend une tournure intéressante. Faisant fi de ses autres personnages, il ne prend plus que l’unique point de vue de Benjamin, auparavant présent mais dicté par les autres, et cette fois-ci prenant le pas de ses propres choix. Elaine, qui vient de nous être présentée, semble elle aussi sacrifiée par les mêmes oppresseurs que Benjamin, mais aussi par le jeune homme lui-même, qui tente de lui imposer son amour sans s’inquiéter des blessures causées par la liaison entretenue avec sa mère – notamment lorsque cette dernière ment sur les conditions de la dite liaison, et qu’Elaine ne semble qu’avoir peu de raisons de le mettre en doute. Maintenant l’ambiguïté quant à ce personnage qui semble être objectifié, un sacrifice “acceptable” pour le/la spectateur·ice qui n’a que faire du personnage féminin tant que celui qu’on lui a présenté comme étant le héros trouve sa fin heureuse. C’est sans compter sur l’intelligence de la mise en scène, qui lors de son climax confère un effet miroir à la situation d’Elaine. Attendant de sceller son destin sur l’autel, sa robe de mariée s’apparente au scaphandre que nous découvrions pour Benjamin plus tôt. Lorsque la caméra s’y insère, nous ressentons la même suffocation, le même sentiment face à ces visages qui hurlent sur la jeune femme, lui ordonnent de s’en tenir au plan choisi pour elle. La seule voix qu’elle parvient à capter, celle de Benjamin, qui l’invite à la libération – éclatant pour ajouter à notre plaisir les symboles du christianisme, dont l’oppression symbolique et morale pèse sur les personnages –, à partir sans le sou mais sans étreintes, loin de cette absurdité où le couple pourra choisir les conditions de sa vie future.

Tels les motards de Dennis Hopper qui tracent leur propre route dans Easy Rider, envers et contre tous, Le lauréat s’évertue en étendard de la contre-culture. Sans présenter les libertés à venir, il déconstruit les besoins d’une société qui s’appuie sur ses enfants pour survivre, considérant chaque citoyen comme le pion d’une mécanique bien huilée. Par ce procédé, Nichols dresse également sa vision du cinéma, lequel ne peut plus s’insérer dans les schémas et récits classiques, mais doit au contraire s’émanciper, proposer de nouvelles couleurs pour exister et s’affirmer en tant qu’art. La création à l’opposé de l’industrialisation, un fantasme difficilement tenable – on en aura malheureusement rapidement vu les limites – mais qui posent les bases d’un espoir farouche, donnant envie de rêver et de faire rêver. Un doigt levé au fameux adage “Everything goes according to plan”, qui galvanise.
Le lauréat de Mike Nichols. Écrit par Calder Willingham et Buck Henry. Avec Dustin Hoffman, Anne Bancroft, Katharine Ross… 1h46
Sorti le 4 septembre 1968