Cinéaste essentiel et existentiel, Krzysztof Kieslowski n’a eu de cesse durant sa carrière de mettre l’humain face à ses tourments, à la réalité du monde qui l’entoure, que ce soit ses personnages ou le spectateur. Après une œuvre tournée vers le social, à travers des documentaires notamment, il marque avec Sans fin une rupture dans son approche cinématographique, en mêlant le spirituel au concret.
Il s’éloigne consciemment de la vision militante de ses compères de l’époque, pour sonder l’âme d’une Pologne à peine remise de la loi martiale ayant sévi entre 1981 et 1983 ; sur laquelle le projet était originellement axé sous une forme documentaire. Il joue alors d’un dispositif étonnant, par le truchement d’une histoire de fantôme. Antek est mort, comme il le dit lui-même dès le début, mais toujours présent dans le monde des vivants. Il erre, observe sa femme et son fils affronter le deuil, et continue de suivre de près le dernier client qu’il défendait – il est avocat –, un travailleur impliqué dans un procès politique. Par son adresse directe au spectateur, il nous fait embrasser sa propre vision, et nous plonge dans un regard spectral sur les habitants d’un pays en proie à un malaise profond.
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Préférant l’austérité aux effets ostentatoires, Kieslowski décuple la sensation spectatorielle en nous donnant la place de témoin de vies en pleine déliquescence tout en conservant une part essentielle, active, à notre attention. Si le diable se cache dans les détails, Antek aussi visiblement. Par sa présence au gré des plans, il semble continuer d’impacter le microcosme dans lequel il vivait. Des traits apparaissent sur des feuilles de papier, un labrador – nom de l’avocat qui reprend l’affaire judiciaire pour en faire son coup d’éclat final, contre la volonté d’Antek – se met à suivre sa famille, une panne de voiture évite de justesse un accident à la veuve. Tout donne l’impression qu’il est là, tout près, et communique d’une manière ou d’une autre avec les siens. Coïncidences ou réalité ? Kieslowski ne répond pas, et joue d’une spiritualité intangible, impalpable, pour mieux nous troubler.
Chaque bord de cadre laisse supposer une intervention, et chaque image devient source d’espoir, de mystère, mais aussi de frustration. Dans cet univers gris, déprimant, où tout le monde meurt à petit feu, il joue avec le spectateur pour mieux le mettre face aux désillusions. Les apparitions sont donc rares mais toujours marquantes, notamment quand sa femme tente par deux fois de l’oublier : en couchant avec un autre homme, et en tentant l’hypnose ; elle est alors confrontée à la réalité de son amour pour lui, qu’elle pensait disparu après leurs années de mariage visiblement malheureuses. La veuve est au cœur de ce récit d’âmes égarées, perdues constamment entre un vain rattachement au passé et la nécessité d’avancer dans un présent crépusculaire, mais à quelle fin ?
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En montrant, par un réalisme froid, ces chassés croisés de figures polonaises somme toutes ordinaires, Kieslowski révèle les failles et drames du régime communiste en place. Pour autant, en adoptant un point de vue camusien – forme de passivité spectatorielle face aux événements dramatiques –, il ne se place pas non plus comme un fervent combattant et ajoute une étrangeté à son récit. Cette position d’entre-deux, délibérément choisie, le met sous le feu de critiques de toutes parts, expliquant le rejet en bloc de Sans fin en 1985 (année de la sortie polonaise, trois ans avant celle française). Comme si la fatalité de ce portrait sans artifices effrayait tout le monde, le film trouvant là sa propre universalité. Celle-ci est d’ailleurs intimement liée à la religiosité de la mise en scène déployée, appuyée par la composition de Preisner ; les mouvements de caméra sont emplis d’une grâce irréelle, laissant entrevoir la possibilité d’une intervention divine à chaque instant. Krzysztof Zanussi – ancien professeur de Kieslowski – racontait il y a quelques semaines, lors de l’inauguration du nouveau cycle consacré aux chefs d’œuvres oubliés du cinéma polonais au Reflet Médicis à Paris, l’une de leurs discussions. Le premier, connaissant l’agnosticisme du second, lui demandait pourquoi il faisait un tel film, ce à quoi la réponse fut qu’il croyait à une existence des morts, à une spiritualité autre que celle de nos dogmes judéo-chrétiens.
C’est cette spiritualité qui anime l’œuvre de Kieslowski post Sans fin, baignée d’un onirisme latent. Malgré la tristesse évidente des êtres, des sursauts de poésie viennent peupler leur existence, déclenchent de nouvelles quêtes ; La Double Vie de Véronique en est peut-être le plus brillant exemple. Encore une fois, la source en est inconnue – on est libre de croire que ce sont des signaux de nos morts, ou rester plus pragmatique – mais l’effet reste le même. La tendresse avec laquelle Antek regarde Darek, le travailleur, avant son procès durant lequel il s’apprête à capituler face aux institutions, est désarmante et s’inscrit dans une poésie de l’abandon, qui culmine lors de la scène de fin marquée par le suicide d’Urszula qui rejoint son mari. « Jusqu’à ce que la mort vous sépare » dit-on. Ici, elle finit par réunir, dans un élan de couleurs floues contrastant brutalement avec la netteté monotone des rues de Varsovie.
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« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » dit-on également. Sans fin prend cet adage au pied de la lettre dans son étude d’une ville vidée, où la mort règne. Kieslowski, lui, désormais fantôme d’un cinéma jamais remis de sa disparition, ne fait pas dans la citation avec cette œuvre singulière, qui laisse une marque indélébile.
Sans fin de Krzysztof Kieslowski. Écrit par Krzysztof Kieslowski et Krzysztof Piesiewicz. Avec Gra?yna Szapo?owska, Jerzy Radziwilowicz, Maria Pakulnis… 1h47
Sorti le 26 octobre 1988