Quelque chose frappe à mesure que l’œuvre de Jonás Trueba se dévoile – elle le fut dans son intégralité au dernier festival de La Rochelle, et l’on espère une ressortie prochaine de ses premières tentatives –, à savoir le contre-pied évident qu’il appose au temps. Ses récits ont, jusque-là, été guidés par une idée forte : celle de personnes refusant de vieillir, d’accepter le tempo de la vie et de la modernité. Ce sont les fameux Exiliados Romanticos qui retournent en France – et dans le passé – pour reconquérir trois anciennes amies ou flirts momentanés ; les retrouvailles de La Reconquista placées sous le signe d’une missive adolescente et l’idylle qui l’accompagne ; le poète en devenir de Todas las canciones hablan de mí qui exhume des écrits de sa jeunesse suite à une coucherie avec la soeur d’un vieux copain ; enfin, les gamins de Qui à part nous dont l’éternelle jeunesse est désormais gravée dans la pellicule. Bref, loin de moi l’envie de tout vous révéler, mais il faut passer par-là pour comprendre en quoi Venez voir, tout en étant purement truebien – il est l’heure, vu l’extrême cohérence de sa filmographie, de daigner lui accorder son adjectif pour le détacher de rohmérien ou autre dont il peut être affublé –, réinvente parfaitement le style de son auteur, voire en est l’aboutissement.

Son titre, même dans sa version originale, Tenéis que venir a la verla (littéralement « vous devez venir le voir »), a tout de la provocation injonctive dont le film est drôlement gorgé. Car oui, il faut venir le voir tant il s’agit du meilleur remède à un monde à la frénésie épuisante et absurde, tout comme Elena et Daniel (incarnés par Itsaso Arana et Vito Sanz, deux habitués de Trueba) doivent faire l’effort d’aller dans la banlieue rurale visiter un couple d’amis pour revivre pleinement l’espace d’une journée dans leur quotidien post-confinement. Plus que jamais, Trueba lorgne du côté de la fable, dont deux des morales pourraient être « Tout vient à point à qui sait attendre » et « Rien ne sert de courir, il faut partir à point ». Elles irriguent l’introduction, qui prend la forme d’une auto-parodie lourde de sens, révélant la maîtrise du cinéaste de ses propres codes. Avec cette scène de soirée où sont les quatre copains et sa musique live, il reproduit une énième variation d’un moment retrouvé dans la majeure partie de ses films ; de Los Ilusos à Qui à part nous et leurs guitares en appartement, en passant par Los Exiliados Romanticos et Eva en août et leurs concerts extérieur et intérieur. L’autre point commun à ces instants truebiens est leur rapport au temps, et la dilatation qu’ils en proposent, troublant notre perception, et ce, d’autant plus quand la durée des films dépasse rarement l’heure et demie. Ainsi, il opte directement pour ce dispositif, mais avec la conscience du moment où se déroule l’action. Alors que le piano résonne en fond, nous sommes consécutivement face à chaque personne prise individuellement dans le cadre, vivant la performance à sa manière tout en nous rappelant l’étrangeté des vignettes zoom qui habitent Qui à part nous : même réunis, ces gens sont désormais enfermés dans leur propre personne, et le contact n’est plus évident, l’instant moins partagé. Cette double dynamique marque par son invitation à ressentir le moment comme eux, surtout au moment où le contrechamp du pianiste se révèle à nous, mais aussi par ce qu’elle raconte sur les relations humaines, et la perte de l’expérience collective ; la mise en scène de Trueba opère in fine une distanciation sociale cinématographique. Une fracture d’autant plus marquée par l’échange qui suit la séparation des deux couples, Elena et Daniel médisant sur les intentions de leurs amis dont le quotidien « vie à la campagne avec bébé » n’attire pas.
C’est là qu’intervient le fameux paradoxe de l’immédiateté. On a beaucoup parlé de « monde d’avant » et de « monde d’après » quant à la période récente et ses conséquences. Deux expressions aux forces contraires : la première traduisant le rejet d’un système jugé malsain, et la seconde une utopie espérée. Cette binarité, qui s’entend, est le fruit de modes de pensée et de vie différents, qui se retrouvent dans chacun des deux couples présentés. D’un côté, ceux qui persistent à vivre à Madrid, avec tout à disposition et à portée de main, et pour seule remise en question la lecture de livres philosophiques. De l’autre, les évadés, qui ont fui la capitale fissa en faisant un enfant et en achetant une maison à la campagne pour s’isoler et se sentir mieux. Qui a raison ? Qui a tort ? Point de réponse ici, seulement des constats qui éclosent dans une ellipse de six mois. Venez voir est un film double, purement dialectique. À la première moitié urbaine succède, en un clin d’oeil, une autre rurale, dans un diptyque qui vire progressivement à la farce trouble. L’immédiateté recherchée crée une tension palpable, les retrouvailles entre amis étant vus comme une potentielle rupture définitive entre deux entités aux chemins se croisant une possible dernière fois. Le trajet est plus long que prévu ; on se trompe de sens, de gare, comme si l’arrivée serait déjà fatale ; on espère presque devoir rebrousser chemin. À l’arrivée, il n’en est rien, et tout se passe comme prévu… ou presque. Loin de tenter une incursion dans la comédie dramatique, Trueba s’enfonce dans son propre style humoristique et le pousse dans ses retranchements, jusqu’à créer un malaise amusant. Il y a toutefois du drame, avec l’enfant annoncé qui n’a finalement pas vu le jour mais dont la mère feint l’illusion de la persistance de la grossesse avec une salopette laissant apparaître un léger vide. La pudeur de cette narration visuelle, dont le cinéaste espagnol se fait maître – la bavardise de ses films n’empêche pas une science véritable du langage par l’image –, crée une mélancolie instantanée : sans condamner la volonté de se ranger rapidement, Trueba dresse le constat d’une précipitation parfois douloureuse.
Ainsi, un humour pathétique croît à mesure que la visite de la fameuse demeure se fait. Guillermo (Francesco Carril, autre habitué de Trueba qui ne cesse de surprendre émotionnellement) présente chaque aspect ménager comme une trouvaille inouïe, révélant un creux existentiel terrible qu’il comble tant bien que mal. L’énergie qu’il déploie crée alors un sentiment ambivalent, partagé par le spectateur et Daniel, entre envie de se moquer et attendrissement pour celui qui, manifestement, se convainc d’avoir fait le bon choix. Or, en un sens, il l’a fait. C’est là que le point de bascule truebien, cher à tous ses récits, inverse les rôles. Les madrilènes doivent trinquer, c’est leur tour, et lors d’une lecture passionnée d’Elena d’un texte de Peter Sloterdijk sobrement intitulé Tu dois changer ta vie – encore un jeu ironique sur l’injonction –, le ridicule de son mode de vie ressort et amène une autre forme d’absurdité gênante, virant au grand guignolesque : Itsaso Arana haranguant les foules depuis le balcon comme une politicienne prônant le bien-être. L’extrapolation consciente – avec l’impression de voir Trueba pousser les curseurs de son cinéma à son paroxysme – de son rôle de donneuse de leçon ici, dont nous sommes une partie de l’assistance, ramène à une communion qui réunit les amis autour d’un bon rire, d’un bon moment, d’un bon temps ; les couples muent l’espace d’un ping pong filmé de profil, ramenant leur “querelle” champ contrechamp passée à un échange neutre et purement jouissif. Par cette nouvelle dilatation comique, Venez voir, permet son glissement dans son troisième acte, le plus beau de tous, avec une ballade dans la nature verdoyante des plus alléchantes.
Cette conclusion, comme un hors film tant le virage vers la contemplation est abrupt, renvoie directement à l’essence du cinéma truebien et son renoncement au passage du temps. Venez voir procède d’un certain retour vers le futur : les adultes vivant comme des adultes (l’introduction au bar et le passage à l’appartement), se chamaillant comme des ados (le repas à base de piques, de taquineries espiègles, le ping pong) et, enfin, s’émerveillant comme des enfants (la redécouverte de la Nature). La caméra va même jusqu’à suivre Itasaso Arana faire ses besoins dans l’herbe, elle qui se cache discrètement. Ce basculement vers le réel le plus intime, et la prise de conscience de son absurdité poétique, nous renvoie frontalement à ce besoin de retourner aux choses élémentaires pour mieux repartir vers l’avant. L’âme d’enfant – le cinéaste en étant ici un qui scrute le monde d’un autre oeil – comme manière de réappréhender le monde, elle est peut-être là, la morale propre de cette fable.
Venez voir, écrit et réalisé par Jonás Trueba. Avec Itsaso Arana, Irene Escolar, Vito Sanz, Francesco Carril. 1h04
Sortie prévue en janvier 2023.