La fin de vie, ce sujet tabou. Si l’on voit souvent abordées au cinéma les questions de maladies incurables, et de longues descentes aux enfers (du Lorenzo de George Miller à, plus récemment, le combat anti-cancer de Catherine Deneuve et Benoît Magimel dans De son vivant), la mort “naturelle”, de maladies quasi-exclusivement contractées par les personnes âgées, est peu abordée. Pire, elle est souvent observé par le point de vue d’un tiers, tentant d’aider ou d’apporter son soutien, et rarement la caméra ne se place dans le quotidien direct des concerné·es, pour conter leur décrépitude. Le genre s’est, avec l’excellent Relic ou plus récemment avec le plus facile Abuela, emparé de la thématique, mais la palme de l’ancrage dans une réalité pure revient à Amour, où Michael Haneke nous montre la lente avancée d’Alzheimer, en nous rappelant notre propre impuissance. Touché par les mêmes questionnements, c’est au tour de Gaspar Noé d’aborder le sujet, et d’y aller aussi frontalement que son confrère autrichien.
Françoise et Dario. Dario et Françoise. Derrière ces deux prénoms, ce ne sont autres que Françoise Lebrun et Dario Argento qui se jouent eux-mêmes, une fausse vie de couple qui n’a jamais semblé aussi réelle. Une illusion palpable, jusque dans ce décor d’appartement où tout une vie de souvenirs est présente, et où l’on imagine par des points d’ancrage l’existence de ces deux êtres, les moments qui les ont reliés, les convictions qui les unissent (on voit dans le bureau de Dario une plaquette “CRS SS”, et on revoit déjà les deux se rencontrer sur les bancs soixante-huitards), malgré la triste réalité. Cette dernière s’appelle vieillesse, maladie. À la subir, les deux, malgré leur amour indéniable qu’iels peine à se rappeler, ne se supportent plus. Elle, c’est l’esprit, l’Alzheimer, la perte progressive du langage alors que le corps semble, quant à lui, toujours d’aplomb. Lui, c’est le contraire, sa vivacité ne faisant aucun doute, mais son enveloppe commençant à accuser le poids des années, l’obsolescence génétique programmée. Ensemble, iels affrontent ces derniers instants, que l’on sait inéluctables, avançant lentement mais sûrement vers le trépas.

À l’instar de Lux Aeterna, Gaspar Noé utilise le split screen intégral pour aborder sa narration. Deux personnages, deux points de vue, qui démontrent de leurs chemins se séparant peu à peu, chacun disparaissant progressivement du cadre de l’autre alors que l’axe était continu dans la première matinée où on les observe s’éveiller ensemble. Les rares moments où le champ est raccord, uniquement séparé par la transversale, se situent lorsque leur fils (un Alex Lutz toujours aussi étonnant dans ses compositions) et leur petit fils Kiki sont présents, derniers éléments qui les rappellent à leur union. Françoise se sent partir, enchaîne les instants de perdition et de lucidité, se sentant fardeau pour sa famille. Dario, lui, vit dans ses regrets, tente de régler ses dernières lubies, amours dissimulées, œuvres non accomplies, avant de pousser le dernier soupir. Quelquefois, la caméra s’évade pour nous présenter le quotidien d’Alex, un quotidien aussi morne que celui de ses parents, mêlé d’anciennes addictions, qui nous montrent le contexte, celui d’un fils aimant devant joindre une double responsabilité, mais n’ayant pas les moyens de subvenir à ceux de ses géniteur·ices. Ces rares moments ne contrastent que peu avec le ton fataliste du métrage, qui s’accorde avec la monotonie de ce qui est présenté. Pour coller au mieux à ces jours qui passent mais ne sont que de nouveaux moments de survie, où chaque réveil n’est que la certitude que l’on passera une feuille calendaire supplémentaire à lutter, Noé choisit un rythme lent, à hauteur d’âge, malgré des coups d’éclats, ces moments où chacun·e – surtout Dario – surmonte sa condition pour se sentir vivre, ajouter à ses habitudes quelques nouveaux frissons. Mais le Vortex n’est jamais bien loin, continue de nous attirer continuellement vers le fond.

Comme pour le film d’Haneke, que nous avons cité plus tôt, la connaissance de la mort à venir des personnages est présente dès les premiers instants. Nous savons que nous allons assister à leur affaiblissement, que nous verrons leur cadavre, sûrement filmé de manière frontale, puisqu’il n’est de tabous qui doivent rester cachés chez le réalisateur. Cela n’empêche pas la détresse d’être ressentie, et les larmes de couler. Vortex a un cheminement simple, ne propose pas de complexité scénaristique, mais nous laisse justement dans ces instants où il ne reste plus rien que l’attente, que l’on comble comme l’on peut. La moitié des dialogues étant improvisés, le travail collectif est d’autant plus salutaire. Françoise Lebrun explose une fois encore de talent, pour une partition très difficile, et Dario Argento, grand maître de la mise à mort par ses réalisations, nous montre le désespoir de sa propre condition avec brio. Les longueurs du film sont nécessaires pour appréhender le vide. Personnes approchant des âges où le corps nous fait défaut, personnes ayant conscience que leurs proches approchent de ce moments où leur éternité s’évapore, tout le monde peut se sentir concerné, et touché par Vortex.
Vortex, écrit et réalisé par Gaspar Noé. Avec Françoise Lebrun, Dario Argento, Alex Lutz… 2h15
Sorti le 15 avril 2022