Le cas Hong Sang-soo est on ne peut plus particulier. Adulé par certains qui décèlent de la beauté dans le moindre de ses faits et gestes, méprisés par d’autres qui ont l’impression d’assister à l’escroquerie d’un homme qui voudrait voir jusqu’où il peut aller en faisant n’importe quoi, il est de ces cinéastes qui, film après film, développent une lente réflexion sur la nature même de leur métier, quitte à l’envisager à la négative. Comme si, pour lui – mais aussi pour d’autres, comme Apichatpong Weerasethakul par exemple –, à l’heure d’un excès de productions, d’images, de symboles, de sons, il faudrait aller dans le sens d’une certaine soustraction, réduire ce qui paraît être le cinéma d’aujourd’hui à peau de chagrin, le ramener à ses origines premières, au cinématographe des Frères Lumière. Un cheminement qui touche un nouveau point de non retour dans In Water, présenté à la dernière Berlinale, et son sublime flou quasi constant, mais qui, déjà dans La Romancière, le Film et le Heureux Hasard – quel titre fabuleux ! –, atteint un certain aboutissement.
Il est ici question d’une romancière reconnue, Kim Jun-hee (Lee Hye-young), qui n’écrit plus tellement, et qui, au gré d’heureux – quoique parfois provoqués ? – hasards au cours d’une même journée, fait diverses rencontres, notamment de personnes qu’elle n’avait pas vues depuis des années ; une ancienne amie devenue libraire, un réalisateur qui devait jadis adapter un de ses livres avant de renoncer, et une actrice très appréciée, Gil-soo (Kim Min-hee), qui a décidé de mettre sa carrière en pause. Ce qui se joue là, au détour de la petite dizaine de plans qui composent cet édifice d’une heure et demie, n’est autre que la question de l’authenticité. On attache souvent à Hong Sang-soo l’étiquette de cinéaste maître de la banalité, du quotidien, or c’est une qualification quelque peu erronée. Il ne filme pas tant que le banal – pour quelle personne sur terre une telle journée pourrait être dite banale ? – que le trivial, l’anodin, les petits gestes qui parsèment notre existence et lui donnent, d’une certaine manière, tout son sens. D’où un film où les mots tournent en rond (les conversations sont, pour la plupart, d’éternelles répétitions) ou sont vidés de leur substance suite à de mauvaises utilisations (le “gâchis” de la carrière de Gil-soo tel que le présente le réalisateur, ce qui ne manque pas d’énerver Kim Jun-hee qui le recadre immédiatement, dans un excès de véhémence qui détonne du calme ambiant), avant de retrouver leur puissance dans un épilogue faussement artificiel (l’échange de “Je t’aime” de Kim Min-hee/Gil-soo et Hong Sang-soo lui-même, en hors champ, dans le film censé être tourné par la romancière, qui est en réalité une petite vidéo faite maison, un moment de réalité qui aura servi de point de départ à toute l’intrigue qui le précède). D’où, aussi, cette longue et émouvante scène d’apprentissage du langage des signes, qui donne à voir l’importance du geste, de la main, comme outil primaire de communication entre les âmes ; comment ne pas succomber face à cette poignée échangée entre Gil-soo et Kim Jun-hee quand, au milieu du vacarme et des tentatives de spoliation de leur idée, elles décrivent leur projet ?

Cette main qui décide du moment où la coupe finit par survenir, ou qui actionne le zoom, si cher à l’auteur mais ici très rare, pour faire basculer le rapport de domination au cours d’un échange ou souligner une épiphanie. Celle-là encore qui, dans le secret d’une ellipse, exauce le souhait de l’être aimé en mettant de la couleur en lieu et place du noir et blanc, preuve d’affection et de tendresse qui vaut toutes les caresses possibles. C’est dans la beauté pure et hasardeuse de cette capture du vrai que réside toute l’intention de la romancière, dont l’envie de filmer n’est liée qu’à la magie d’une rencontre aléatoire, celle de Gil-soo – qu’elle remarque en réalité du haut de la tour, avec ses jumelles –, qui lui insuffle une nouvelle volonté. Toutes deux sont lassées d’écrire/dire des mots trop réfléchis, en état de panne artistique et préfèrent se lancer, en unissant leurs forces, dans une quête de l’instantané, une fiction improvisée mais authentique, revigorante pour se ressourcer. Ce n’est pas la première fois que Hong Sang-soo donne à voir, de manière déguisée, son processus créatif, du moins son regard sur le monde-cinéma, mais il y a là quelque chose qui se détache dans le parcours de Kim Jun-hee, qui laisse poindre une certaine vulnérabilité sommeillant en lui à travers elle. En témoigne tant la dispute de l’introduction en hors champ (alors que la caméra cadre Kim Jun-hee, en train de regarder un de ses propres ouvrages ?) qui semble émaner de sa tête et crée un malaise face à la propre création la poussant à fuir, que son amateurisme évident dans l’approche du médium cinéma, son envie d’artisanat dans la confection de l’objet-film.
Ce qui amène à ce dépouillement progressif, plans qui s’éternisent d’abord dans l’espoir de percevoir, d’attraper une once de réel, de grâce – la petite fille derrière la vitrine est-elle une figurante ou simplement une passante fascinée par ce qu’elle découvre hasardeusement de l’autre côté de le glace ? –, jusqu’à ce final à l’épaule, tremblant, incertain et quelque peu naïf qui offre une scène de la vie conjugale, de pure intimité, de vérité brute. Cette séquence, issue dans la diégèse de l’imagination de Kim Jun-hee et de la collaboration de Gil-soo – derrière la vision collective dont Hong Sang-soo s’éclipse –, traduit bien la nécessité d’en revenir à la simplicité pour faire remonter à la surface les plus grandes émotions, et renvoie de fait à un mode de production complètement marginal aujourd’hui ; lequel permet à Hong Sang-soo de réaliser deux films par an en moyenne, avec un souci de la réinvention dans la constance des sujets, symbole d’une créativité jamais freinée par la nature du dispositif, au contraire décuplée par l’envie de questionner l’essence même du regard, de la mise en scène. La Romancière, le Film et le Heureux Hasard n’est pas qu’une simple et énième variation thématique, mais plutôt une main tendue vers la mise en place d’une nouvelle forme de poésie, délestée du poids des mots pour s’en tenir à la magie du geste.
La Romancière, le Film et le Heureux Hasard, écrit et réalisé par Hong Sang-soo. Avec Lee Hye-young, Kim Min-hee, … 1h32
Sorti le 15 février 2023