Nous avons déjà abordé la filmographie d’Ida Lupino pour évoquer les excellents Outrage et Le voyage de la peur. Deux œuvres différentes dans leur approche mais qui ont un cœur commun, celui de mettre en scène des êtres marginalisé·es, que la société préfère évincer. Une obsession que l’on voit se dessiner dès ses débuts de réalisatrice et sa collaboration avec Sally Forrest, depuis peu devant les caméras. Avant de se retrouver deux ans plus tard pour Jeu, set et match, les deux femmes s’accordent pour Avant de t’aimer et Faire face, tous deux sortis en 1949, et qui dessinent le parcours narratif d’une cinéaste hors-normes.
Ce qui se remarque au sortir des sept long-métrages réalisés par Ida Lupino, c’est sa volonté d’aborder des sujets tabous, très peu représentés à l’écran car mettant les personnages dans des situations considérées comme déshonorantes, dans une Amérique qui n’aime toucher qu’aux bonnes mœurs. Le viol dans Outrage, la polygamie dans Bigamie, des thèmes qu’elle se plaît à aborder frontalement, écrivant pour ses protagonistes des dialogues explicites, qui rapprochent l’humain des situations, levant le voile sur des thèmes qu’elle considère comme devant être traités, nous imposant de ne plus détourner le regard. C’est d’ailleurs un coup du sort qui la pousse vers la caméra, lorsqu’Elmer Clifton, pour qui elle écrit Avant de t’aimer, ne peut assurer le reste du tournage pour des raisons de santé. Lupino se retrouve alors confrontée à la réalisation, devant apporter, en plus de sa plume, son regard. Vu la justesse dont elle fait preuve, on ne saurait lui reprocher. Dans ses deux premiers films, elle utilise Sally Forrest comme réceptacle de ces “tares sociales”, montrant les personnages qu’elle incarne comme devant lutter tant contre une société qui favorise l’ostracisation des marginaux·nales, que contre eux-même et le déterminisme social qu’ils doivent refuser. Sally Kelton et Carol Williams, deux jeunes femmes ingénues, dont la naïveté n’a rien d’idiot, se retrouvent ainsi en un clin d’œil catégorisées comme paria, et devant trouver un chemin dans une épreuve d’embuches psychologiques, et physiques.
Lorsqu’il nous est introduit, le personnage de Sally Kelton s’avère criminel, dérobant un bébé dans un landau, qu’elle accepte de rendre quasi-immédiatement. Avant de t’aimer choisit un récit en flashback pour celle qui narre sa déroute, et les conditions qui l’ont menée à conduire un tel acte, quand le bébé en question, au-delà d’une cible aléatoire, n’est en réalité autre que le sien. Le récit de la jeune femme est celui de celle qui a cédé à ses rêves romantiques, qui a vu en l’homme un idéal, une promesse d’ailleurs pour qui elle a tout quitté, avant d’être piégée par celui qui n’aura que peu de scrupules à abuser de cette naïveté. L’acte de chair commis, il n’hésite pas à abandonner Sally, désormais future mère célibataire. La représentation des rêves par l’élément masculin est également celle de Carol Williams, danseuse à l’avenir tracé qui fantasme le cabaret avec son promis, mais qui, par contraction de la poliomyélite, se retrouve infirme, isolée dans un hôpital où elle n’est pas sûre de retrouver sa motricité, et contrainte d’abandonner ses projet. Dans Faire face, cependant, cet élément masculin, Guy Richards, est traité avec plus de douceur, le jeune homme avançant de son côté mais toujours en pensant à notre héroïne, et ne la jugeant jamais aussi durement qu’elle-même. Le goût de Lupino pour la naïveté, qu’elle insuffle à ses personnages principaux, se retrouve également dans ceux qui complètent l’idylle amoureuse – Drew Baxter dans Avant de t’aimer – et qui, loin de toute considération sociale ou jugement de mœurs, ne voient en nos héroïnes que l’amour qu’ils leur portent. Il est d’ailleurs amusant de voir que les deux hommes caractérisés comme positifs sont interprétés par le même comédien, Keefe Brasselle, faisant de lui et Forrest un duo de choc.
Les deux films peuvent se voir comme un chemin de croix nécessaire, la certitude que pour se recentrer vers le romantisme naïf à l’américaine – embrassé par Lupino sans soucis –, il faut passer par une épreuve qui oriente notre point de vue, et nous fait questionner nos représentations. Se voyant comme infirme, Carol doit apprendre à s’accepter et refuser la facilité, ici également représentée par un homme en situation de handicap, qui l’accepte telle qu’elle est, mais la regarde surtout car il y voit un miroir, un conditionnement qui équivaudrait à l’adage “Qui se ressemble s’assemble”. Cette vie qu’elle a fantasmé alors qu’elle était valide, Carol se bat pour la retrouver, comprendre que tout lui est possible, et que l’expérience physique dont elle est victime n’est là que pour la renforcer, lui faire réaliser que rien ne vient sans volonté. Sally Kelton, quant à elle, lutte contre le regard des autres, qui jugent toujours plus facilement la jeune femme enceinte que l’homme qui l’y a contraint, et lutte contre son déterminisme, sa condition qu’elle doit abroger pour redevenir, à ses yeux, femme avant d’être mère. Les deux luttes étant solitaires, il est intéressant de voir que le facteur principal à leur épanouissement est un affranchissement des hommes, qui sont montrés soit comme responsables des événements auxquels nous assistons, soit des obstacles qui empêchent les femmes d’accomplir leur avancée personnelle. Ces derniers s’évincent à mesure que le récit avance, et c’est lorsqu’ils sont hors-cadre que les héroïnes s’emparent du cadre, que le montage s’accélère, que la résolution paraît. Accomplies, il appartient à ces figures féminines de revenir vers l’idéal romantique, qu’elle choisissent toutes deux, reprenant cette conception du happy end, comme si les films revenaient sur des rails classiques car Lupino y voit un accomplissement loin d’être réducteur, malgré son caractère commun. Sa condition est celle d’avoir raconté un véritable récit initiatique, abordant des thèmes réalistes et relâchant l’onirisme narratif pour affronter la dureté de la vie.
À l’écran, les choix de mise en scène s’avèrent classiques mais toujours pertinents, notamment dans les placements des personnages en cadre, qui illustrent toujours avec fluidité l’état d’esprit de ces derniers, la manière dont ils s’emparent de leur destinée. Lorsque Carol Williams décide de ne plus accepter son handicap et d’entamer un chemin vers la validité, elle est au centre du champ, et les plans s’enchaînent, montrant la progression maintenant que son obsession est celle de retrouver sa vie. Résolument moderne, le procédé rappelle les training montage, que l’on aime associer à Rocky, et qui trouvent ici une influence. En miroir de Faire face, l’intense scène d’accouchement de Avant de t’aimer s’accompagne, à ses abords, d’un montage lui aussi énergique : maintenant qu’elle est maîtresse de son histoire, et accepte son passé, Sally Kelton est elle aussi le point du champ, celle qui s’empare enfin du cadre. Dénotant du caractère plus académique du reste du métrage, ces éléments forgent le langage d’Ida Lupino, et surtout offrent une identité forte, et unique, à son œuvre.
Elle se détache de ses comparses par les sujets qu’elle choisit d’aborder, mais aussi par la clarté avec laquelle elle les aborde. Donnant de la voix à celleux que l’on musèle, Ida Lupino offre ici deux parcours féminins rares, de ceux que l’on ne fait qu’imaginer, sans jamais s’impliquer plus avant dans la compréhension de situations que nous devrions pourtant appréhender plus souvent.
Avant de t’aimer, d’Elmer Clifton & Ida Lupino. Écrit par Paul Jarrico & Ida Lupino. Avec Sally Forrest, Keefe Brasselle, Leo Penn… 1h31
Film de 1949. Sorti en France le 2 mars 1951
Faire face, d’Ida Lupino. Écrit par Collier Young & Ida Lupino. Avec Sally Forrest, Keefe Brasselle, Eve Miller… 1h22
Film de 1949. Sorti en France le 30 septembre 2020