Si le nom Wachowski fait tilt dans une partie du cerveau, c’est avant tout comme création du phénomène planétaire Matrix. Saga devenue culte, ayant contribuée au rayonnement de la double pilule, de la technologie comme surplantant l’humain, et la mode de l’intégral cuir-plastique moulant. Ce serait oublier la filmographie de deux cinéastes habitées par l’envie du grandiose, et de la démesure, d’un bug au sein du système des blockbusters hollywoodiens. Mais avant les œuvres science-fictionnesques fait de succès et de déceptions commerciales imméritées, il y a le premier film loin de tout budget faramineux. Comme une carte de visite, une note d’intention donnant l’envie de revenir vers un univers reconnaissable au simple coup d’œil. Bound, tourné en 38 jours et sortit en 1996. Huis-clos et déjà prémisse d’un cinéma, entre réappropriation des codes et questionnement sur l’identité.
Violet est l’archétype de la femme fatale et maitresse d’un petit truand spécialisé dans le blanchiment d’argent pour le compte de la mafia italienne. Corky est voleuse, et fraichement sortie de prison. Dans l’ascenseur au premier contact visuel, Violet tombe sous le charme de Corky qui repeint l’appartement des voisins, et se prend d’une passion violente pour cette dernière. Dans cette séduction, il y a un argument qui pourrait faire pencher la balance amoureuse et financière. Le compagnon de Violet détient deux millions de dollars dans une mallette.
Power Girls
Sous ses airs de film empruntant au néo polar noir, sur fond d’histoires de fric et de petites frappes d’une famille mafieuse, les Wachowski viennent déjà parasiter tout le sel du cinéma américain. Mettre deux femmes à l’écran, têtes d’affiches et surtout une romance lesbienne n’est pas chose commune. Sans doute qu’elles trouveraient plus d’acceptation aujourd’hui, même s’il y a encore beaucoup de travail pour que tout se rapproche de la banalité. Mais dans une époque emplie de la prolifération du sous-genre du “thriller érotique“, Bound prend toute sa place. 6 millions de budget qui aurait pu être rallongés par les studios si les Wachowski avaient accepté de mettre en scène un couple hétérosexuel. Chose qu’elles ont refusé de manière catégorique, pour aller au bout des idées. Ici le mâle viril n’est pas au centre du métrage. Il n’est pas celui sur qui la caméra se pose et met en avant sa prestance dominante. Pire, il est même celui qui se fait rejeter comme le patriarcat par la puissance féminine qui prend ses aises. Comme si les cinéastes avaient anticipé les grandes thématiques actuelles sur la place des femmes dans la société. Ou bien que depuis longtemps il y a un problème sur la question, et que le changement se fait vraiment attendre.

Michael Douglas de Basic Instinct n’est plus, Bruce Willis de Color Of Night est absent. Corky en prend les traits, cheveux courts, allure androgyne au marcel gris et à la caisse à outils. La conception des Wachowski qui poussent à fond le stéréotype d’une femme indépendante d’apparence asexuée, qui peut très bien exécuter le rôle de l’homme, quitte à mettre les mains dans la plomberie, se salir le visage et séduire par son charisme naturel (une sorte de pré-version de Trinity). Qui dénote de la compagne fatale assistante du truand, bombesque et pimpante qu’est Violet. Pourtant tous les clichés sont là, à l’image de la scène de sexe que tout spectateur est dans le droit d’attendre. Elle est ici située très tôt dans le métrage, afin de dire qu’il faut désormais passer à autre chose, que l’intégralité du récit ne se concentre et ne s’attache pas uniquement à développer le pic de l’attirance sexuelle entre deux dames. Non pas expédiée mais magnifiée par la maestria de la séquence, la sensualité physique des corps qui s’en dégagent. Faisant la part belle à la mise en scène orgasmique, et au goût certain pour un esthétisme parfait et une lumière sublimante.
La Wachowski touch
La filmographie des Wachowski transpire l’amour des références. Matrix comme inspiration du roman fondateur du mouvement Cyberpunk, Neuromancien de William Gibson, ou encore du manga culte japonais Ghost in the Shell. Jupiter Ascending qui tire son héritage de grandes épopées de Space Opera comme Star Trek. On sent la fascination du duo de cinéastes pour des ainé.es qui leur ont fait ouvrir grands les yeux sur le monde et forgé la culture du spectacle et du divertissement. Mais encore plus, l’influence cinématographique qui découle de Bound est criante. On ne peut s’empêcher de penser au maître dans l’art du suspens et d’un espace resserré Hitchcock, à l’élégance d’un De Palma sulfureux des années 80, et à la provocation d’un Verhoeven. Il est amusant de voir la même année Gina Gherson en Corky, utilisée à contre-emploi de son rôle de Cristal Connors dans le merveilleux et – enfin – réhabilité Showgirls.

Si l’érotisme est comme un nuage qui surplombe et suit les héroïnes de Bound, le thriller se révèle particulièrement implacable. La romance laisse place à la violence. Violet et Corby sont les Thelma et Louise du huis-clos, et répondent aux mâles avec leurs armes. De la séduction, de la manipulation, et même le symbole de la brutalité masculine, le revolver. Toute la patte Wachowski prend son sens. Entre tension savamment dosée, retournements de situation, mouvements de caméra, montage et cadrage millimétrés et effets de styles. On peut voir lors de scènes de tirs, le principe de base d’un effet bullet-time aux ralentis exagérés qui fera la renommée de la saga Matrix par la suite. Les femmes prennent de l’assurance, se battent, s’émancipent et arrivent à exister par elles-mêmes. Mieux, elles se défont des hommes et les coincent sur leur propre terrain du règlement de compte entre gangsters.
Dans le cinéma américain de studio balisé, il y a parfois des sorties de routes, des ovnis qui débarquent et qui viennent rebattre toutes les cartes. Bound, premier film des Wachowski, modèle de thriller et avant-goût d’un cinéma ambitieux, créatif, visuellement superbe, clivant mais pourtant si brillant. Celui qui tord les codes pour en créer de nouveaux, et qui se tient si loin de toute insipidité. Matrix 4 arrive, tenez vous prêt, les Wachowski en ont encore sûrement beaucoup sous le capot.
Bound de Lilly et Lana Wachowski. Avec, Jennifer Tilly, Gena Gershon, Joey Pantoliano… 1h48.
Sortie le 06 novembre 1996. Disponible sur Prime Video
[…] de leurs plus belles réussites. Avec Paul Verhoeven (Showgirls, Basic Instinct), les Wachowski (Bound), David Cronenberg (Crash), ou encore l’ultime salut de Kubrick (Eyes Wide Shut). Et de l’autre […]
[…] même vision rance, cet esprit poussiéreux. Dans la lignée de la carrière des Wachowski, depuis Bound (leur premier film) et ses deux femmes qui brisent les codes, arrachent les chaînes et se […]