Que dire. Oui, à l’écriture de ces lignes sans doute qu’une myriade d’articles, de vidéos de youtubeur·ses gavés au pop-corn de l‘Entertainment et autres avis tranchés pour t’expliquer pourquoi c’est un grand film ou une sombre purge, ont déjà vu le jour. Comment raconter autre chose que ce qui est déjà signifié et martelé ? Que dire de plus ? Pas grand chose de nouveau, sûrement. Pas grand chose qui viendra se placer au-dessus de la mêlée et se sentir plus intelligent·e qu’un·e autre parce qu’on pense avoir tout compris d’un film et que notre vision est de toute façon celle à adopter. Non, l’intérêt c’est de confronter ses idées, de débattre, d’être passionné·e par ce que dit une personne et de revoir un film avec une lecture différente. Il faut juste apporter un témoignage, une réflexion qui remue de l’intérieur, parcourt les tripes, fait frissonner le corps à la sortie d’une séance et procure l’émotion qu’on attend, un moment de cinéma ravageur.

La personne derrière son clavier a grandi avec Matrix. Comme beaucoup, certainement. Elle n’a que quatre ans lorsque le premier volet est sorti en salle. Trop jeune pour le découvrir, ce n’est que plus tard qu’elle tombe sur le DVD familial. Et là, le choc. En pensant avoir tout compris alors que non, la compréhension vient de la sensation qu’on en retire. Évidemment c’est l’action qui prédomine, les ralentis, le bullet-time, les combats en manteaux de cuirs latex, les balles de fusils qui se stoppent devant Mr. Anderson. Démentiel. Qu’est-ce qui vient de se passer ? Quel est cet objet si singulier ? Une révolution à la fois pour les amateur·ices de cinéma et un jeune gamin qui n’y connaît quasiment rien. Il y pense tout le temps, et sa cinéphilie s’émancipe avec cet uppercut qui contribue à donner tout l’amour porté au cinéma. Puis, au court du temps, chaque nouveau visionnage prend une forme différente. Il comprend ce qu’il y a derrière, chercher plus loin que la simple image, que l’actioner stimulant venu divertir sa clientèle. Le film en devient profond, multiplie ses thématiques, d’une richesse qui jamais ne s’épuise. Tellement visionnaire sur son temps, qu’on se demande si ses créatrices n’ont pas voyagé dans le futur en rapportant quelques pièces pour mieux les tordre. Deux suites, une saga formant une unité, et un univers qui se clôt comme il a débuté. Sur l’imaginaire, la soif d’ailleurs, de lâcher prise, d’un embarquement sans consigne dans un trip d’Alice et son miroir qui fout à l’envers.
Mais 18 ans plus tard, le reboot de la matrice. Sans prévenir, elle revient, se réinstalle. Jamais, le jeune homme ne s’est posé la question d’une nouvelle suite. Pourquoi ? Quel est le but ? Que peut-on apporter à une histoire qui trouve en sa fin une conclusion parfaite ? C’est avec un certain stress, une appréhension, la peur d’être déçu d’une chose qu’on n’attendait pas vraiment, mais une excitation tout de même du fantasme de grand écran, que le gamin devenu grand s’installe dans la salle. Quelques secondes suffisent et tout se dévoile. « Pourquoi faire du neuf avec du vieux code ? » « Je ne sais pas ». Le logiciel a bien changé. Une phrase suffit à faire comprendre que la matrice n’est plus la même. Impensable de reprogrammer le hacking pour qu’il soit identique à l’ancien, qu’il raconte la même chose, qu’il soit la même révolution qu’un·e gamin·e aura mangé dans la tronche à lui décrocher la mâchoire. Cette fois c’est autrement que ça se passe. Sur son siège en séance de psy, Lana Wachowski dialogue avec le jeune homme. Il est un penchant de la société, ce qui l’a fait vivre, un de ses consommateurs qui injecte à son échelle un peu d’argent pour qu’elle lui offre ce qu’il désire. Matrix, il l’a consumé comme des millions d’autres personnes. Matrix il a contribué à en faire une legende de « pop-culture », un phénomène geek, un outil de merchandising, une saga qui remplit les caisses de sociétés vénales. Matrix, c’est lui et les autres qui l’ont retiré des mains de ses créatrices pour en faire un jouet modulable. Comme toute révolution d’un genre, comme toute marque d’une histoire, il y a une emprunte laissée, un basculement qui se créé et qui rebat les cartes du château écroulé. Un héritage qui se construit, un avant, un après. Multitudes de progénitures difformes, qui surfent sur une vague d’une œuvre qui ne désirait qu’être un conte cyberpunk et philosophique, de passionnées de cinéma et d’une ouverture vers la dystopie capitaliste de William Gibson. Mais sans le talent, sans le génie créatif, sans la touche Wachowski.

Le blockbuster a pris son envol technologique, le jeune homme en a vu par palettes entières, des poids similaires qui débarquent, la même gueule prête à l’emploi. Des chiffres affolant qui s’amassent sur le box-office, qui rapportent des milliards. Comme si une affreuse araignée tissait sa toile factice avec les pieds, mais puisque tu trouvais ça marrant et riait, elle recommençait sans cesse le même numéro sans que tu ne comprennes la supercherie. Une même recette qu’on demande, la même construction d’univers, les mêmes personnages, le même schéma qui s’installe, l’uniformisation de la conception des productions. « Ce film marche ? On en fait une suite » « Il marche pas ? Tant pis on en fait quand même une » et la fascination pour la nostalgie, qui ne propose rien d’autre qu’un surplace créatif et une absence de progression. « Tiens, ça te dirait pas de remettre en scène ce vieux machin des années 80 ? Pas trop envie de me creuser la tête, on prend les mêmes et on recommence». Cette nostalgie qui s’est forgée dans les esprits, de films découverts par une génération antérieure, qui transmet à une autre, qui n’ont jamais quitté les mémoires, qu’on porte en référence. Matrix, fait partie de cette nostalgie. Mais Matrix n’est pas un simple souvenir d’avant, si le code était déjà évolué pour son époque, il doit l’être aussi pour celle que nous vivons. L’essence même n’est pas l’action, mais un objet qui questionne le monde, le/la spectateur·ice, critique envers ce qui l’entoure, fait ouvrir les yeux et l’esprit sur le divertissement, et qui ne se repose jamais sur ses acquis. Quelque chose ne tourne pas rond autour de nous, voici le résultat. Sur trois films, chacun est bien différent, s’amuse à contrarier les prédictions, chacun ne va jamais où on l’attend, est clivant, déçoit, et perd une partie de son public en route. Dans cet acte, même ses combats mutent, changent de formes pour se rapprocher des corps, sentir l’impact au plus proche. Qu’importe, le cinéma c’est aussi un art de diviser pour faire vivre une œuvre, la réévaluer et se dire que finalement c’était peut-être vachement bien et juste. Alors, Lana regarde le jeune homme et lui dit « tu vois le monde dans lequel on vit, ce qu’est devenu l’industrie hollywoodienne, regarde comme tout ce qu’on ne voulait pas faire s’est finalement créé. Alors je vais te montrer, que le fantasme de la nostalgie c’est une erreur. Que l’ancien monde je m’en fous, et que c’est à l’avenir de nous éveiller ». De quoi déboussoler le jeune homme, conscient qu’il regarde souvent des productions uniformisées et sans plus-values mais pas qu’il allait se prendre une baffe aussi virulente.

L’une des résurrections est un mouvement rebelle, un doigt d’honneur adressé à celleux qui ont poussé pour sa production. Sorti des cendres, Matrix est le fruit d’une autrice apaisée, qui règle ses comptes, qui fait le film dont elle a été contrainte mais qui lui ressemble, qui est la logique de ce qu’elle a toujours souhaité dévoiler, et de la finalité d’une histoire. Avec ses héro·ïnes, ses personnages qu’elle aime tant, qu’elle replace au centre de la source, de ce qu’est l’origine d’une histoire, d’un blockbuster qui se mérite. Son matériau qu’elle insère dans notre environnement. En 2021, Matrix n’a pas envie d’être Matrix de 1999. Il n’en a pas l’intérêt, ni la prétention, il l’a déjà fait, il a déjà été sensationnel, il a déjà poussé à l’étonnement. Alors, Matrix de 2021 est celui qui ne se reconnaît plus dans ce cinéma mainstream, ce cinéma qui force sur le souvenir du c’était mieux avant, qui est toujours le même. Du vieux monde beaucoup ont disparu, la matrice s’est rattachée à de nouveaux visages, qui correspondent au carcan de beauté, aux belles allures de PDG, aux mise à jours coûteuses, aux archétypes de notre temps. De cette nostalgie passée, Matrix Resurections la regarde en face et n’en tire que la romance intense de deux êtres qui n’a jamais cessé. Neo et Trinity. L’amour dans son plus simple appareil. Ils se redécouvrent par un regard, un geste, une main effleurée, un sourire, une connexion et une alchimie qui même après 18 ans est toujours aussi éclatante. Neo a tout prouvé, l’élu, porté vers l’avant pour stopper la guerre, sauver le reste d’un peuple. S’il est l’alter-ego de Lana, il s’en sert pour élever celle qui la fascine. « L’alliée » passée, la bonne main bien utile, devient la pièce maîtresse d’aujourd’hui.
Déjà Matrix posait un constat sur des productions stéréotypées de l’époque qui poussaient pour qu’un homme ordinaire, sans talent particulier soit vu comme le héros principal, la où Trinity forte, battante, pleine de ressources avait tout pour être une guide. Aujourd’hui il est temps de changer, ne plus avoir cette même vision rance, cet esprit poussiéreux. Dans la lignée de la carrière des Wachowski, depuis Bound (leur premier film) et ses deux femmes qui brisent les codes, arrachent les chaînes et se libèrent des contraintes, le point culminant est atteint. Qu’elle soit dans les discours, en toile de fond, le centre de tout. Pas de matrice sans Trinity, pas de Matrix sans deux personnages qui ne forment qu’un, deux faces qui se complètent, se répondent. Un·e égal à l’autre, chacun·e a eu son temps, chacun·e a eu sa gloire, chacun·e a été puissant·e. Chacun·e a la mission de constater les dégâts et modifier les codes de son époque. Et surtout, chacun·e est parfaitement libre de ses choix, de s’effacer pour laisser place à l’autre, sans jamais l’enfermer, le cadenasser et l’empêcher de tout embraser. Femme, homme, que faire, la distinction d’une époque révolue n’est plus celle d’une matrice nouvelle. L’optimisme viendrait à l’emporter. La transidentité n’est plus l’allégorie qu’on imaginait et envers qui il fallait laisser d’une part d’invisibilité. Main dans la main, les corps fusionnent, les rapports changent, le monde flou entre la réalité et la pure fiction conçu pour s’échapper, s’extraire, penser, passe sous le contrôle total de son personnage.

Le générique de fin apparaît, le jeune homme sur son siège s’interroge sur ce qu’il a vu, et se pose encore des questions. Il y a des moments où un film bien qu’il ne soit certainement pas un chef d’œuvre incontesté, qu’il ait des défauts qui le parcourent, marque au premier visionnage. Sans forcément d’explication logique, le ressenti le laisse naviguer dans l’esprit pour y déceler toutes les subtilités, les thématiques qui se superposent à foison. L’impression d’avoir vu des années de sa vie défiler, d’être engueulé par un·e enseignant·e, d’être l’un·e des instigateur·ices du nivellement par le bas de la société du spectacle. La plupart du temps, on n’aime pas se faire sermonner, mais des fois ça fait juste du bien. Surtout quand c’est fait avec autant de magie et d’intelligence. La séance est terminée, le jeune homme se lève, remet sa veste, et part la tête bien pleine et la joie qui se lit sur son visage. Jamais, il n’aurait pensé qu’une séance chez le psy puisse être si belle.
Matrix Resurrections de Lana Wachowski. Avec, Keanu Reeves, Carrie-Anne Moss, Jessica Henwick, Jonathan Groff… 2h28.
Écrit par Lana Wachowski, Aleksandar Hemon et David Mitchell.
Sorti le 22 décembre 2021
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