Inspiré d’une histoire vraie : panneau que Lucie Borleteau ne s’est pas sentie obligée de mettre en amorce de son film pour susciter un attrait au/à la spectateur·ice dès les premières minutes, tant son histoire est un récit fort et haletant. Pourtant, aussi glauque soit-elle, Chanson Douce, adaptation du livre de Leïla Slimani ayant obtenu le Goncourt en 2013, s’inspire d’un réel fait divers, tout aussi dérangeant et malsain.
L’histoire ici est celle de Myriam, qui sort d’un long congé maternité et souhaite couper le cordon avec ses deux enfants, dont un encore bébé, et se ré-accomplir dans le travail et sa relation avec Paul, son époux. Pour cela, son dévolu se jette sur Louise, une nounou très à l’aise avec les enfants dès les premiers instants, et dont les hautes recommandations qu’elle se prétend ne font aucun doute aux yeux du couple. Expérimentée, ordonnée, inspirant un sentiment de confiance autant envers les gentils bambins qu’envers les parents débordés, Louise tisse sa toile autour du foyer familial, et se rend indispensable tout en imposant constamment, et habilement, sa présence. Mais dans le coin de son sourire un peu trop appuyé, et de son faux-calme que l’on sent souvent forcé, le/la spectateur·ice n’est pas dupe : quelque chose ne sent pas bon dans l’air.
Derrière la perfection, le malaise
Nous suivons le quotidien de Louise, souvent auprès des enfants. Ce qui commence par l’imposition de petites règles anodines peut parfois atteindre un effet de malaise lorsque, pour apprendre à ne pas gâcher un simple yahourt, elle demande à la petite Mila de lui lécher le doigt. L’immersion dans son quotidien hors du foyer où elle exerce nous montre une femme seule, en proie à la dépression, qui contient ses émotions en toutes circonstances. Sa seule source de salut est dans son travail, et dans sa volonté d’être indispensable, d’être entourée de ces enfants qu’elle aime tant et qu’elle chérit (beaucoup trop d’ailleurs) comme s’iels étaient les siens. Elle qui ne saurait survivre sans cet emploi et ce foyer empli d’amour va jusqu’à tenter de comploter, en utilisant la gamine, pour la procréation d’un troisième enfant dont elle pourrait s’occuper une fois les deux premiers trop grand·es.

On voit le désespoir de Louise accentuer sa folie et, totalement happé par l’écran, on meurt d’envie de prévenir les parents aveuglés par leurs activités salariales qui prennent de l’ampleur et leur relation personnelle qui gagne son second souffle. Par un rythme qui prend le temps de poser son ambiance oppressante, généralement composé de répétitions auxquelles s’ajoute à chaque reprise un nouveau geste plus déplacé encore, Lucie Borleteau soigne sa mise en scène, et le piège qui se referme peu à peu sur cette famille devient aussi le nôtre. Souvent suffocant, certaines finalités de séquences font détourner l’oeil, la recette fonctionne et le malaise est présent, nous allons vers un final inéluctable. Un exploit difficile, que les fosses d’écueils guettent à chaque recoin, mais qu’elle parvient à éviter avec brio grâce à son atout le plus majeur : la performance incroyable de Karin Viard.
Un dévouement total pour un personnage compliqué
On connaît le talent de cette excellente comédienne, mais elle exerce une palette de jeu riche et variée, d’une justesse rarement atteinte. Les passages de jeux avec les enfants lui permettent de grossir le trait, de se lâcher dans une certaine excentricité, pour nous montrer un personnage tout en retenue dès lors que le sérieux refait surface. Contrebalancée par le reste du casting tout aussi juste, et dans lequel Leïla Bekhti est touchante à souhait, Karin Viard n’a besoin que d’un regard pour générer le malaise, et joue avec notre palpitant sans scrupules.

Il est de ces histoires que l’on ne voit que dans les films. Pourtant, Chanson Douce s’inspire d’une mésaventure bien réelle, et qui fait froid dans le dos tant elle est retranscrite ici avec minutie. La garantie d’une montée d’émotion intense, sous tension, qui ne laisse pas de marbre à la sortie.
Chanson Douce de Lucie Borleteau. Avec Karin Viard, Leïla Bekhti, Antoine Reinartz…1h40. Sortie le 27 novembre 2019.