Des cinéastes qui démontrent de leur passion du cinéma, il y en a des tas. Pour beaucoup, c’est même un passage obligé. Il y a toujours, ou presque, ce film dans l’œuvre d’un·e réalisateur·ice où iel se perd dans l’hommage à ses aîné·es, à sa passion pour l’art cinématographique. Que ce soit par des références appuyés, ou simplement une mise en abime de la méthodologie de tournage (on pense à Hugo, de Martin Scorsese, Ed Wood de Tim Burton, ou plus récemment à Maestro de Léa Fazer), l’œuvre en question est souvent personnelle, et joue au grandiose dans ces portraits tout en flirtant avec l’intime dans ses ressentis. L’essentiel est de retranscrire l’émotion, cette passion inexplicable qui a poussé les vocations. Avec son Cinema Paradiso, Giuseppe Tornatore offre non seulement un immense film, mais parvient à nous transmettre ces sentiments, et nous entraîne avec lui dans un voyage ou le Cinéma a le dernier mot.
Dans son village de Sicile, le petit Toto oublie ses terreurs, comprenant entres autres la peur de voir son père revenir du front entre quatre planches, en se rendant à l’attraction de la bourgade quotidiennement : le cinéma. Et il n’est pas seul : passé l’heure des labeurs, la salle du Paradiso affiche complet, dépassant largement son quota de présent·es dès lors que la séance commence, et voyant s’accumuler devant ses portes nombre de mécontent·es qui retenteront leur chance le lendemain. Dans la pièce obscure, les rires, les larmes, tous les sentiments se mêlent sur ces visages qui oublient les horreurs extérieures le temps d’une œuvre, complète ou pas. L’appréciation de passages que tout·e un·e chacun·e aimerait voir passe par la censure de Don Adelfio, le curé du coin, qui détient la gérance de la salle et le droit par conséquent de déterminer ce qui sera diffusé, et ce qui sera coupé dans les précieuses bobines. Seulement, s’il se mêle à la populace quotidiennement, Toto n’a pas le droit d’être là. Sa mère aimerait le voir plus studieux que dispersé au cinéma, et le bambin compte sur son amitié avec Alfredo, le projectionniste, pour continuer à lui forger cette éducation visuelle, à laquelle il apporte rigueur et curiosité.

Toto s’éveille par les œuvres qu’il parvient à visionner, ressent les premiers émoustillements par le biais des bouts de pellicule découpés par les soins d’Alfredo pour convenir aux exigences du prêtre. La vie du jeune garçon est rythmée par le quotidien de la salle polyvalente, ses aléas, elle qui subit l’œuvre du temps, les accidents malencontreux, mais jamais ne plie. Lorsqu’elle est victime d’un incendie, emportant avec elle les pupilles de son cher projectionniste, elle est reconstruite, s’étend aux villages alentours, comme la survivante d’une époque, elle qui sert par les métrages qu’elle projette à la raconter. Toto, c’est surtout Tornatore, qui nous conte combien le cinéma a influé sur sa vie, combien les heures de projection et ses découvertes lui ont tant forgé sa passion de spectateur que son talent de cinéaste, dont il en montre ici toute l’étendue. Par sa mise en scène qui magnifie constamment les métrages qu’il met en avant, il se veut tant miroir de ce à quoi il rend hommage, étant habité par ses références, que narrateur unique, qui propose une histoire simple, mais ô combien signifiante.
Dans sa manière de voir le cinéma comme une expérience collective, à travers le détail des réactions de chaque visage assistant au séance, Tornatore offre comme personnage secondaire la foule, cette entité massive qui vit, ressent, désire. Cette salle où les gens s’assoient à même le sol lorsqu’il n’y a plus de sièges est un théâtre de sentiments où l’on voit les larmes, les faiblesses face à la grandeur d’une histoire, et cette impatience de toujours en voir plus, savourer de nouveau les tribulations d’Ingrid Bergman, le sentiment de puissance face aux armes de John Wayne, les musiques envolées de Paul Misraki. Ces extraits, dont on ne perçoit que quelques images, nous sont avant tout narrés par les émotions qu’ils génèrent, et qui axent la façon dont Toto évolue, appréhende et aborde ses relations. Lui qui ne se veut que le sujet de sa passion de prime abord, reprenant la place d’Alfredo une fois celui-ci devenu aveugle, s’émancipe, s’éloigne du simple pastiche observant par la lucarne de son projecteur la vie fantasmée pour partir découvrir la grande aventure, et créer à son tour. Un avatar du réalisateur, qui exprime son rapport au cinéma, la façon d’évoluer de tout cinéaste, s’imprégner, comprendre, puis exister.

Par sa manière d’axer sa narration, Tornatore aborde l’obsession de l’art par un prisme doux. Celui d’un enfant qui se construit sans peine dans un univers qui pourtant accentue le tragique autour de lui, mais où cette salle de cinéma reconstruite maintient sa fonction de refuge, qui l’aide à évoluer et à découvrir le monde qui s’étend au-delà des frontières de son village, pour qu’il puisse l’affronter à son tour, et en découvrir les immensités du hors-champ. Une lettre d’amour à chaque minute, qui toujours touche au sublime. Ces visages que nous voyons rire, pleurer, ces enfants que nous voyons transgresser quelques règles de bienséance, montré·es avec bienveillance, ce sont aussi nous, qui avons grandi et vibré au travers des images qui nous ont en parti construites. Et si beaucoup de passages du film sont destinés à nous rester en tête, à constamment susciter notre envie (notre besoin ?) de le revoir, la séquence où Alfredo oriente le projecteur pour diffuser à l’extérieur et permettre à tout le village de profiter d’une œuvre – pour lui qui en subit un supplice de Prométhée –, qui nous rappelle l’universalité de l’art et la dimension collective poussée à son extrême, est probablement celle qui le représente le mieux, par sa volonté de transmission et de partage.
Cinema Paradiso, de Giuseppe Tornatore. Avec Salvatore Cascio, Philippe Noiret, Marco Leonardi… 2h35
Sorti le 20 septembre 1989