[CRITIQUE] À l’intérieur : épris de Willem

Certains films sur le papier n’attirent pas, ou si peu : synopsis léger, si ce n’est un brin stupide, metteur en scène inconnu ou guère rassurant, affiche douteuse et l’on en passe. Juger sur la seule couverture – ici les quelques éléments de base qui n’ont rien de cinématographiques – n’est pas honnête intellectuellement, vous en conviendrez, bien que la démarche s’avère parfois lucide quand elle parvient à nous faire éviter judicieusement des navets dont on se passerait fort bien. Inside est un peu de ceux-ci ; un concept absurde (un cambrioleur venu chaparder un tableau de Schiele dans un penthouse s’y retrouve coincé), un cinéaste dont on ne sait pas grand chose (Vasilis Katsoupis) et rien qui tape dans l’œil avec ce monsieur étrangement photoshoppé pour lui donner une dimension christique. Sauf que ce monsieur n’est pas n’importe qui, c’est Willem Dafoe. Acteur que l’on adore — même dans ses rôles et films les plus détestables —, car garantie d’un moment unique dicté par l’esprit et les tripes, à l’intérieur de son corps incontrôlable.

Le film de casse initial mue en survival teinté d’humour noir avant de se laisser aller à d’autres digressions — romance fantasmée, contemplation dans la décrépitude. L’espace est défini simplement, un immense appartement bourgeois en haut d’un grand immeuble et aucune porte de sortie ; le temps, lui, paraît infini. Au milieu, l’homme, seul, condamné à lutter dans le vague espoir de pouvoir sortir de là. L’ironie veut que sa meilleure chance soit le retour du propriétaire — et donc un probable futur séjour derrière les barreaux —, tant tout semble perdu, mais cela n’arrive pas. Non, Willem doit tenir et Willem tient. Un curieux jeu de torture se met en place tant Katsoupis semble jubiler de tester les limites de son acteur-personnage, avec une climatisation qui passe progressivement d’une chaleur extrême à un froid glacial — et inversement —, ou une femme de ménage qui passe à plusieurs reprises devant la porte d’entrée sans jamais entendre les cris désespérés du prisonnier. L’estomac se creuse, la fatigue croît et Willem crève à petit feu.

Wolfgang Ennenbach

À mesure que le corps faiblit, l’esprit dérive, embrassant la folie de la geôle à la décoration excessive où les œuvres d’art contemporaines se chevauchent. Le Schiele recherché finit même par être trouvé au gré d’une séquence qui a tout du cauchemar épiphanique, mais agit plus comme miroir déformant du cambrioleur à l’apparence meurtrie, le plongeant dans un abîme fantasmagorique d’interactions sociales lourdaudes. C’est peut-être ici que Katsoupis rate son pari, en alimentant un vrai-faux propos sur l’art avec un air de petit malin cynique désagréable et peu inspiré (Ruben Östlund n’est pas très loin), mais il ne sombre pas totalement car c’est paradoxalement là que Dafoe prend le relais et sauve la démarche. Prenant ses responsabilités au sein de ce huis clos en solitaire, l’acteur ose, casse et reconstruit tout, fait du rapport de son corps à l’espace une création à part entière, quelque chose qui n’appartient qu’à lui ; il va jusqu’à se livrer en voix off dans un pseudo journal intime à la niaiserie bizarrement touchante. Cet appartement n’est plus seulement son lieu de (sur)vie mais une matière première organique, malléable, où tout objet « design » peut trouver une nouvelle fonction (séquence dingue où il fait un feu à partir de tout et rien pour déclencher l’alarme incendie et retrouver un peu de fraîcheur) et où chaque élément est support d’expression pour atteindre le but ultime : l’évasion.

Prenant la posture du seigneur des lieux plutôt que du martyr — comment ne pas être émerveillé par la prestance de Dafoe lors de ses déambulations nocturnes en peignoir dans cette immense demeure ? —, il parvient à faire d’un récit ronronnant le théâtre d’un spectacle où règne l’inattendu, inscrivant définitivement son jeu dans la lignée des comédiens du muet voire du pantomime ; les sentiments procèdent de gestes appuyés, d’un refus de toute modération mais le tout exercé avec une rigueur déconcertante. Même blessé gravement, il continue de gesticuler et d’articuler sa tour de Babel, tout en dressant des autels ça et là, ou en recouvrant les murs de phrases et dessins cryptiques qui sont tant de manifestations de sa persona délirante comme de la capacité instinctive de l’humain à marquer sa présence. D’un simple et vulgaire penthouse, Willem Dafoe fait, l’espace d’1h45, une relecture des grottes de Lascaux façon XXIe siècle tout en élevant sa propre physicalité au rang d’art. Le talent de Katsoupis n’a pas grand chose à voir là-dedans, il est même plutôt absent, mais ce dernier aura eu le mérite de croire au génie de son acteur et on l’en remercie.

À l’intérieur de Vasilis Katsoupis. Écrit par Ben Hopkins. Avec Willem Dafoe. 1h45
Sorti le 1er novembre 2023

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