“Et vous, avez-vous vu le film Mouramani ?”
Cette question est la clef de voûte du documentaire Au cimetière de la pellicule. Son réalisateur entreprend un voyage liant divers villages de Guinée Conakry pour interroger des habitants sur l’existence du long-métrage Mouramani. Il s’agit désormais plus d’une légende que d’un monument culturel, car la réponse sera toujours la même : personne n’a de souvenirs de ce film, réalisé en 1953 par Mamadou Touré. Des pontes d’instituts culturels locaux aux journalistes français, en passant par les vendeurs de DVD à la sauvette, ce film fantôme présenté comme “le tout premier film guinéen” brille par sa présence fantôme. Mais à la manière d’un ghostbuster et presque affublé de la sorte, le réalisateur ne lâche pas l’affaire.

La dégaine de Thierno Souleymane Diallo annonce l’affabilité portée par son documentaire : pieds nus, sourire engageant et mains vissées sur la caméra. Malgré son concept, le film ne s’essouffle pas dans la poursuite d’une chimère abandonnée. Le cinéaste guinéen s’intéresse moins à la question de Mouramani qu’à la création jaillie de son absence, ou plutôt la re-création d’un manque cinématographique : une blessure causée par les pellicules du cimetière éponyme.
En conséquence de gestions politiques et entrepreneuriales désastreuses, une grande partie du patrimoine cinématographique local ne subsiste plus. Sans l’appui du passé nécessaire à concevoir un avenir de cinéma, certains intervenants sont figés dans la relégation. Allez voir en France, allez étudier en France… Concentrons-nous sur la réalité, contentons-nous des films hindous sous-titrés en soussou.
Partant de ce constat résigné, Souleymane Diallo questionne les alternatives offertes aux guinéens – et plus largement, aux peuples craignant pour leurs cinémas. Doter des étudiants d’une caméra en bois relève de la même démarche que celle de re-filmer les images fantômes d’un mythe audiovisuel. C’est le geste de création le plus pur, celui qui survient du néant laissé par des politiques peu investies envers le patrimoine. En France, maintenir un cinéma abandonné avec des séances « sauvages » tient d’un égal rejet de la résignation. C’est ce que filme avant tout le cinéaste : capter la résorption du vide.

Au cimetière de la pellicule est l’une des plus belles propositions de l’année. Sa quête se porte non pas vers le passé, mais sur le présent d’un pays tournant le dos à ses archives et aux cinéastes émergents. Plus largement, le film porte un regard tendre sur la curiosité, surtout celle naturelle provenant du pouvoir de la fiction. Quoi, pourquoi, comment : l’utilité et l’essence du cinéma – que doit-on filmer, le quotidien ou l’appel de l’aventure ? – sont analysés à travers les interactions menées par Souleymane Diallo.
La ferveur créée par le passage du cinéaste, ainsi que ses idées géniales de mises en scène ne passent pas à la trappe. Le cinéma, c’est aussi un art du rassemblement : peu importe leur rapport antérieur aux salles obscures, les habitants comprennent cela et font naturellement du cinéma une fête. L’importance de l'”espace de diffusion collective” évoquée à La Clef, à Paris 05, entre en résonance avec les manques et les espoirs d’un village de Guinée Conakry.
Il est dommage que l’entreprise du documentaire, à savoir un voyage introspectif à travers la Guinée, ne se construise qu’autours de discussions presque impromptues. La recherche des intervenants et la mise en place du parcours auront sans doute été coupées au montage afin de ne saisir que l’essentiel – la parole donnée. Frustrant, mais concevable.
Il en reste 90 minutes de plaisir cinéphile – non pas du fait d’une quelconque inaccessibilité, car les révélations faites à l’image (d’une société souffrant de la perte des siennes) sauront parler au plus grand nombre. Un tel renouvellement du débat artistique, qui plonge paradoxalement entre les racines de l’origine de l’art avec une simplicité déconcertante, ne peut que ravir la cinéphilie de chacun. À travers Au cimetière de la pellicule et Les filles d’Olfa, c’est peut-être par le documentaire que bourgeonne enfin la vraie splendeur du cinéma de 2023.
Au cimetière de la pellicule écrit et réalisé par Thierno Souleymane Diallo. 1h30.