En 1973, alors que sa popularité et sa productivité ne faiblissent pas (il tourne la même année dans Scorpio, Les Granges brûlées, La Race des seigneurs et Deux Hommes dans la ville), Alain Delon tient l’affiche de Big Guns, première collaboration du comédien avec le réalisateur Duccio Tessari (les deux hommes se retrouvent avec Zorro deux ans plus tard) au sein d’un genre qu’il investit depuis maintenant plusieurs années : le polar. En effet, depuis que Jean-Pierre Melville a capté le visage froid et la démarche presque surnaturelle de l’acteur dans Le Samouraï, ce dernier investit le genre pour en devenir l’une de ses grandes figures. On le retrouve ainsi à nouveau chez Melville (Le Cercle Rouge et Un Flic), mais aussi chez Henri Verneuil, Georges Lautner, Jacques Deray ou José Giovanni.
Avec le comédien, l’Italie n’est jamais très loin, et c’est tout naturellement que sa figure attire un cinéma en pleine période du poliziottesco, déconstruction du polar américain dans la même veine de ce qu’entreprend le Western Spaghetti. La temporalité contemporaine des histoires donne un cachet d’autant plus politique au genre que l’Italie est dans les « années de plomb ». Un genre mettant en avant des anti-héros au sein d’histoires sombres, violentes et qui bien souvent se terminent mal. Alain Delon interprète Tony Arzenta, tueur à gages pour le compte de la mafia qui mène en parallèle une vie de famille avec sa femme et son fils. Après l’exécution d’un contrat, Arzenta annonce à ses employeurs arrêter son activité. Un choix que refusent les membres de la mafia, qui veulent l’éliminer, mais tuent par accident sa femme et son fils. N’ayant plus rien à perdre, Arzenta entreprend sa vengeance.

Variation évidente du Samouraï de Jean-Pierre Melville, Big Guns dépeint avec Arzenta un personnage de tueur à gages dans la droite lignée de Jef Costello, mais qui aurait cette fois-ci une vie de famille. Un personnage introduit au récit comme un travailleur du quotidien, laissant femme et enfant à la maison pour aller exécuter un contrat comme on se rend à un rendez-vous d’affaires, et rentrant à domicile le soir après une journée de travail. Un aspect rapidement expédié pour basculer dans le pur récit de vengeance après l’assassinat de la famille d’Arzenta. L’idée brillante du réalisateur Tessari est d’apporter un aspect quasi mystique au genre par la présence de Delon. En monolithe presque silencieux, le regard noir et le charisme débordant de l’écran, l’acteur donne une toute autre dimension au film qu’il porte totalement sur ses épaules. Ce n’est pas un hasard si en italien le film se nomme Artenza, tant le personnage donne le ton du métrage.
Certes, Duccio Tessari ne parvient jamais à se hisser au niveau du maître Melville, ni même vers celui des grands cinéastes ayant investi le poliziottesco, de Sergio Corbucci à Sergio Sollima, en passant par Enzo G. Castellari et Mario Bava. Il fait néanmoins preuve d’une efficacité narrative et visuelle tout au long du métrage. L’exécution de son contrat sans un mot, appuyant sur la détente comme un ouvrier presserait le bouton d’une machine, introduit la froideur du personnage. Sa violence implacable est montrée au spectateur lorsque, à la fin d’une poursuite, il achève hors champ ses ennemis. Le spectateur découvre leur sort (l’un, une balle dans la tête, l’autre égorgé) à travers un prêtre visitant son église. Le réalisateur fait preuve de savoir-faire pour mettre en scène l’action de manière lisible et dynamique, qu’il s’agisse des poursuites en voiture, fusillades, et également des scènes de dialogue par l’utilisation de l’architecture des lieux, filmant ses personnages à travers des reflets et autres miroirs. Tessari se pose comme un artisan de qualité, même s’il se laisse aller à des ralentis hérités de Sam Peckinpah, sans la symbolique du cinéma du réalisateur de La Horde Sauvage.

Film oublié dans la filmographie d’Alain Delon, Big Guns est une variation réussie de son rôle iconique de tueur à gages, loin de l’épure du cinéma de Melville mais dont la violence est contrebalancée par une mélancolie touchante. Un film radical dans la pure tradition des polars italiens, efficace et porté par le charisme de son acteur principal, lui-même entouré par une distribution de qualité (dont un excellent Richard Conte). Une œuvre qui mérite d’avoir une place dans la carrière du comédien, et une porte d’entrée idéale et accessible vers le poliziottesco.
Big Guns, réalisé par Duccio Tessari. Ecrit par Ugo Liberatore, Franco Verucci, et Roberto Gandus. Avec Alain Delon, Richard Conte, Carla Gravina… 1h50.
Sorti au cinéma le 23 Août 1973.