Aimer pour survivre au milieu de l’océan ou sous les bancs d’une nef. Survivre pour échapper à l’Enfer proclamé dans les sermons. Au départ de ces constats, Lars Von Trier tente d’ériger l’amour en bastion carillonnant, hors d’atteinte des eaux salées.
Pour son quatrième film, l’imprévisible réalisateur danois s’attarde parmi une communauté religieuse du rivage écossais. Il retrace l’égarement – social et spirituel – dans lequel s’enfonce une villageoise par amour pour son étranger de mari. Ce dernier travaille d’arrache-pied sur une plate-forme pétrolière jusqu’à ce qu’un accident le paralyse. Persuadée que ses prières visant à leurs retrouvailles sont responsables de son état, la jeune femme cède face aux terribles injonctions que formule l’infirme.
À force de sacrifices, l’héroïne subit l’incompréhension, voire le mépris de ses proches. Difficile d’affirmer si sa solitude découle de sa perte de repères ou de celle de son entourage, puisqu’elle demeure en accord avec son amour. Peut-on lui reprocher sa fidélité, la désigner comme une folie ? Une ambiguïté morale et psychologique jalonne cette œuvre originale.
Usant d’une ficelle désormais familière de son cinéma, Lars Von Trier construit son monde autour d’une simple d’esprit. Cette jeune femme parée d’un sourire en pli de satin se dénomme Bess. Bess aime son mari Jan, et Jan aime Bess. Pourquoi en narrer davantage ? À la réciprocité amoureuse des premiers jours succèdent la méfiance des proches, la rugosité des religieux, l’accident de Jan. Pourtant, la joie inaugurale de cet amour survit grâce à la persévérance de Bess. On ne pourrait croire à ce bonheur sans la simplicité extrême de ce personnage, atout converti à toutes les dimensions du récit.
Breaking the waves cultive l’abstraction en se faufilant avec une caméra folle dans ce village d’ermites orthodoxes. Au sein du tumulte esthétique, seuls les visages agrippent le cadre dans sa durée. Bess n’hésite pas à plonger ses yeux dans l’objectif et fait du spectateur son complice ; mais des coupes soudaines tranchent la continuité de l’instant. Elles empêchent toute approche documentaire et appuient paradoxalement l’éternité de cet amour irraisonné.
Cet amour jaillit sans fard sur le visage de Bess et ne se trahit jamais, peu importe le moment où il est capté à l’écran. Tout y apparaît outrancier, du jeu ingénu d’Emily Watson au maquillage la grimant en prostituée. Comme la caméra tourne autour d’elle, capte chaque centimètre carré de sa peau et de celle de son amoureux Jan, elle ne nous cache rien. Son dialogue avec Dieu prend forme par un dialogue schizophrène entre deux expressions faciales qu’elle concocte sous les bancs de l’église.
À l’instar des prises de vues rappelant des souvenirs oubliés à l’intérieur d’un caméscope, Bess représente l’honnêteté. Il ne peut exister d’intermédiaire entre elle et Dieu, quitte à briser le dogme. Le téléphone ne pallie pas la distance séparant Bess de la plate-forme où travaille Jan. Que l’on aime les mots avant l’humain, cela lui échappe. Aux hommes à qui elle s’offre pour contenter son amant handicapé, jamais ils ne prendront sa place, pas même le séduisant docteur. On mesure d’autant plus la hauteur de son sacrifice en s’infligeant de tels sévices.
Peut-être aurait-on souhaité plus de subtilité ? Concernant une œuvre portant en étendard l’ampleur monstrueuse qu’adopte parfois l’amour, la teinte du film en eût été décolorée. Qu’attendre du son des cloches disparues qui berce la scène finale, sauf une dernière image dévoilant leur apparition surnaturelle en apesanteur ? Alliée à des effets spéciaux déjà datés pour l’époque, la surprise est grossière mais sincère.
L’amour est total, donc il est d’abord physique, brutal, presque repoussant. Le but n’est pas d’atteindre l’immersion dans cette relation déséquilibrée, car une grande partie du film obstrue la présence de Jan. Bess ne dialogue pas avec lui, mais avec son propre sentiment amoureux. Pour espérer en illustrer l’ampleur, Von Trier nous plonge dans ses exagérations, ses travers, avec un bruit numérique irrévérencieux et une colorimétrie boueuse.
Louant le sublime d’un amour plus divin que la religion, le cinéaste foule un chemin emprunté cinquante ans plus tôt par Le miracle de Roberto Rossellini. Ce moyen-métrage dépeint l’élévation spirituelle d’une simple d’esprit ayant vaincu, avec le renfort d’une foi inébranlable, la moquerie des tiers. Les deux réalisateurs effectuent un choix d’esthète et s’engagent vers une idée de beauté absolue, à la fois ancrée dans la tourbe d’un village britannique ou italien, et inaccessible par sa pureté. Peu importe la folie de l’héroïne, ils louent leur grandeur spirituelle. Si Rossellini embrasse l’éternité du discours pieux catholique, Von Trier le singe pour en façonner une version profane.
Lars Von Trier manie l’économie d’artifices pour accoucher d’un film à l’intelligence humble. Breaking the waves n’est pas son œuvre la plus aboutie, mais elle se nourrit de cette ouverture, de cette liberté qui fait naître l’espoir là où tout semble perdu.
Breaking the waves de Lars Von Trier. Écrit par Peter Asmussen et Lars Von Trier. Avec Emily Watson, Stellan Skarsgård, Katrin Cartlidge… 2h39.
Sorti le 9 octobre 1996.