En seulement trois films, le cinéaste québécois Stéphane Lafleur a développé un style bien particulier et reconnaissable. Continental, un film sans fusil (2007), En terrains connus (2011) et Tu dors Nicole (2014) forment une trilogie dans laquelle le réalisateur explore l’humain et ses difficultés à vivre, à aimer et à sociabiliser, sur fond d’humour noir et d’absurdité. Alors que son nouveau long-métrage On dirait la planète Mars sortira le 2 août en salles, retour sur une filmographie déjà passionnante.
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Continental, un film sans fusil (2007)
Quatre individu·es tentent de (sur)vivre dans une banlieue québécoise aux teintes fades et où il se passe bien peu de choses. Lucette s’accroche à l’espoir de voir revenir un jour son mari, disparu du jour au lendemain. Louis débarque en ville pour exercer son métier de courtier d’assurances et se retrouve à vivre dans un hôtel miteux où rien ne se passe. Chantal est réceptionniste et tente de se lier d’amitié avec lui sans grand succès au vu de ses capacités sociales limitées. Marcel de son côté n’est guère plus sociable, en plus d’être criblé de dettes.
Ce qu’il y a de surprenant dans le cinéma de Lafleur c’est sa capacité à raconter des histoires de gens banals de manière banale. Un petit indice se glisse déjà dans le titre avec le “sans fusil” qui n’est pas anodin. Au vu des trajectoires des quatre protagonistes, il y a de quoi se demander s’ils ont encore envie de vivre. Chacun de leurs faits et gestes semblent peser une tonne, pas un sourire ne se dessine sur leurs visages et leur quotidien est morose. Cette morosité parcourt toute l’œuvre, de la photographie à l’action. Pourtant, loin d’être simplement un film dépressif, Continental peut s’apparenter à l’antithèse d’un Vaudeville. Personne n’est marrant·e, tout le monde est pathétique mais c’est justement ce qui provoque le rire chez le/la spectateur·ice.
Le concept d’aliénation est développé de chaque côté de l’écran. D’un côté les spectateur·ices qui se retrouvent face à un objet filmique étrange. Il ne se passe rien, ou au contraire il se passe quelque chose mais on ne sait pas forcément comment réagir. Un film est censé nous divertir mais le réalisateur rompt cette promesse par son choix de lenteur, remet en question notre visionnage et nous questionne de la même manière que les personnages se questionnent. Cette aliénation a lieu à l’écran dans les différents endroits où naviguent les protagonistes avec des lieux toujours impersonnels. Rien ne s’y dégage. L’ethnologue et anthropologue français Marc Augé a introduit la notion de “non-lieu”, un espace interchangeable où l’être humain reste anonyme et ne s’approprie jamais l’espace. C’est le cas ici, où ce sentiment de malaise est renforcé par cette notion où même les bungalows sont tellement dépouillés de toute vie qu’ils apparaissent aussi comme des “non-lieux”.
Ce film lancinant – qui peut ne pas plaire à tout le monde – n’est pas dénué de défauts mais offre déjà un espace de réflexion dense, qui n’offre pas forcément de réponses mais démontre d’un propos sociologique fort chez le réalisateur.
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En terrains connus (2011)
Si nous avons eu Éric Rohmer et ses Contes des quatre saisons, le Québec a son Stéphane Lafleur et sa trilogie qui, après s’être implantée en automne, plonge dans le froid de l’hiver dans En terrains connus. Et le froid glacial ne se trouve pas seulement dehors mais aussi au cœur de cette famille. Maryse vit avec son conjoint Alain et remet son couple en question le jour où un incident se produit sur son lieu de travail. La vie ne va guère mieux chez Benoît, son frère, qui vit avec leur père malade et séparé de la mère de leur fils. Cet équilibre déjà précaire vacille lorsqu’un individu prétendant venir du futur annonce à Benoît que sa sœur va bientôt avoir un accident de la route.
Pour ce second long-métrage, Stéphane Lafleur décide de se restructurer et de concentrer sa narration sur une famille avec des trajectoires allant d’un point A à un point B (littéralement) afin que les spectateur·ices se reconnaissent en cette famille qui, malgré son dysfonctionnement évident, s’aiment, à l’image du frère prêt à tout pour empêcher que sa sœur ne décède. C’est d’ailleurs dans la seconde partie du long-métrage, à partir du moment où commence le road trip, que cette relation prend de l’ampleur à travers le personnage de Maryse. L’accident du travail auquel elle a assisté a été l’élément déclencheur la poussant à remettre en question son existence et à communiquer avec son frère qu’elle ne connaît finalement peu.
Les éléments de langage amorcés dans Continental se retrouvent : une banlieue quelconque aux couleurs délavées, une saison qui enveloppe nos personnages et leur histoire, de nombreux plans fixes et une économie de mots. Tout semble très réfléchi (peut-être parfois trop, ce qui peut lui faire défaut), ce qui ne l’empêche pas de faire une première incursion dans le fantastique – opération qu’il réitère dans On dirait la planète Mars – mais toujours de manière minimaliste. Pas de budget hollywoodien et d’artifices pour l’arrivée de cet être du futur mais une simple conversation autour d’une table en plastique où le garagiste du coin lui annonce tranquillement qu’il revient “de pas ben ben loin”.
Le ton encore plus décalé que son premier long-métrage permet à En terrains connus d’être un espace d’exploration et d’expérimentation qui se fait rare. Souvent malaisant mais toujours touchant, le film fait la part belle à ses personnages qui se cherchent et finissent potentiellement par se trouver alors que les premiers rayons du soleil viennent adoucir le tout.

Tu dors Nicole (2014)
Sans passer par la case printemps, Stéphane Lafleur nous plonge en plein été aux côtés de Nicole, 22 ans. En l’absence de ses parents, la jeune fille profite de la demeure familiale avec sa meilleure amie Véronique. Cet été qui devait être placé sous le signe du farniente est ébranlé par le frère ainé de Nicole qui débarque avec son groupe de musique pour enregistrer un album. L’été prend une toute autre tournure lorsque leur présence envahissante ébranle la relation qui lie Nicole et Véronique.
Changement drastique pour le réalisateur qui s’attaque cette fois au noir et blanc accompagné du 35mm. On le sent dès les premières minutes, un souffle de nostalgie émerge. Comme toujours, ses personnages errent sans jamais savoir ce qu’ils veulent. Nicole a 22 ans, est dans la fleur de l’âge et en vacances, pourtant elle semble déjà lassée de cette vie. Le style n’est pas sans nous rappeler celui de Frances Ha de Noah Baumbach, à la différence près que Nicole est bien moins bavarde. Bercée par la langueur d’un été caniculaire, elle traîne son ennui dans sa banlieue proprette, où les jours se succèdent et se ressemblent : un travail alimentaire, un frère rockeur encombrant, des parents absents mais toujours intrusifs, une meilleure amie trop séduisante pour ne pas susciter la jalousie. Rien de nouveau sous le soleil, si ce n’est cet humour grinçant et ces moments fantastiques, distillés subtilement, comme ce personnage étrange de pré-adolescent, un ange blond à la voix rauque.
Si le film séduit sur sa forme, il le fait aussi sur le fond grâce à un personnage principal qui refuse de se plier . Peu importent les conventions sociales et l’avenir tout tracé : Nicole rêve d’ailleurs. de l’Islande, de tout ce qui pourrait la sortir de sa torpeur. Ce sentiment lancinant est porté par une bande-son aux mélodies hypnotiques, signées Rémy Nadeau-Aubin et Organ Mood. Bercée par ces mélodies, la caméra s’attarde en plans fixes ou se déplace lentement dans des décors où l’on va et vient sans but précis. C’est là tout le drame, Nicole qui rêve d’ailleurs est cantonnée à sa banlieue, à en faire le tour, tel un poisson coincé dans un bocal.
Poétique et mélancolique, Tu dors Nicole est certainement le film de plus réussi de ce triptyque. Condensant toutes les thématiques et les gimmicks de Stéphane Lafleur, il en fait une magnifique errance adolescente. En sept ans de carrière, le cinéaste québécois a su marquer de sa patte singulière un cinéma qui nous parle de vie et de solitude à travers une tristesse qui se veut douce et belle à regarder.
Continental, un film sans fusil écrit et réalisé par Stéphane Lafleur. Avec Marie-Ginette Guay, Gilbert Sicotte, Fanny Mallette… 1h43
Sortie le 2 janvier 2014 en DVD
En terrains connus écrit et réalisé par Stéphane Lafleur. Avec Fanny Mallette, Francis La Haye, Sylvain Marcel… 1h29
Sortie le 29 février 2012
Tu dors Nicole écrit et réalisé par Stéphane Lafleur. Avec Julianne Côté, Pierre-Luc Lafontaine, Luc Senay… 1h33
Sortie le 18 mars 2015