À l’heure où le pavé gronde dans les rues de France, que les idéaux d’extrême droite s’immiscent (se révèlent ?) dans le Gouvernement, que la devise “Liberté, Égalité, Fraternité” vacille et que la patronat continue d’écraser le petit peuple, le cinéma vient nous rappeler ce mercredi 5 avril que d’autres avant nous se sont battu·es pour faire valoir leurs droits. S’il décortique déjà le monde du travail en 2009 dans Rien de personnel, Mathias Gokalp revient avec un film qui nous plonge quelques mois après mai 68 alors que le feu révolutionnaire commence déjà à s’éteindre.
Si les colères de mai 68 ont pu faire bouger les lignes, la ferveur révolutionnaire s’est peu à peu éteinte. Plusieurs partisans d’extrême gauche décident d’infiltrer des différentes usines pour raviver la colère. Parmi elleux, Robert, un intellectuel qui a refusé un poste d’enseignant en philosophie, se fait embaucher chez Citroën en tant que travailleur à la chaîne pour découvrir les conditions de travail de milliers d’ouvrier·es. Tout bascule lorsque l’entreprise, désireuse de se faire rembourser des accords de Grenelle, exige que ses employé·es travaillent trois heures de plus chaque jour. Robert et d’autres collègues y voient là le nouveau brasier de la colère ouvrière.

Adapté du roman éponyme de Robert Linhart qui relate sa propre expérience au sein de l’entreprise, Mathias Gokalp s’empare d’un sujet qu’il arrive à faire exister au-delà de son époque. En premier lieu, il nous offre une reconstitution minutieuse des années 60/70 à travers les décors d’une usine Citroën où sont fabriquées les 2CV. Méticuleux dans les décors, les détails ainsi que dans les costumes qui offrent une vraie immersion. Si la majorité du récit se déroule entre ces quatre murs, il n’en fait jamais un huis clos étouffant, préférant s’attarder et sublimer les gestes que chacun·e des ouvrier·ères qui oeuvrent chaque jour à la sueur – et au sang de leurs mains pour certains – fait. Un espace jamais confiné, qui devient lieu de réflexion. D’abord pour Robert qui examine méticuleusement tout ce qui se passe dans l’usine mais aussi les personnalités de ses collègues pour mieux les appréhender, d’autant plus qu’il est obligé de cacher son statut privilégié de peur de perdre en crédibilité auprès des autres. Peur qui s’avère finalement injustifiée le temps d’une très belle scène autour d’un déjeuner où l’on comprend – au même titre que notre protagoniste – que la plupart d’entre elleux ont aussi eu des postes bien plus rémunérés et considérés.
Si le film s’appuie sur le drame pour déployer son propos, il n’en oublie pas son côté thriller, presque horrifique lorsqu’on assiste aux premiers jours de Robert qui, ne sachant pas suivre la cadence, s’écorche les mains jusqu’à s’évanouir… avant que le médecin du travail ne le renvoie à son poste, expliquant qu’il ne peut délivrer qu’un certain nombre d’arrêts maladie sous peine d’être réprimandé par sa direction. Une direction représentée par le personnage de Denis Podalydès, patron avenant et soucieux du bien-être de ses employé·es en apparence mais qui, une fois la porte fermée, profite de son statut de patron pour les écraser et leur demander toujours plus.
Une des seules lumières dans ce tableau bien sombre, la femme de Robert incarnée par Mélanie Thierry et elle aussi partisane prête à soutenir son mari dans cette mission qu’il s’est donné tout en lui donnant un point d’ancrage auquel se rattacher lorsque tout vacille à l’usine. À cela s’ajoute l’humanité, la solidarité lorsque la majorité des ouvrier·es décident de faire bloc contre les heures supplémentaires ou quand un ouvrier défend Robert face aux attaques incessantes d’un de leur supérieur. À l’heure où l’individualisme trône et pas que dans le monde du travail, il est bon de se rappeler qu’on est plus fort à plusieurs. Peut-être pas invincibles, mais assez pour faire bouger les choses. Un discours qui, en 2023, continue tristement d’être actualité.

L’interprétation chorale est également un des points forts de ce long-métrage. Mené par un Swann Arlaud dont les choix artistiques dénotent un vrai parti pris politique et sociologique, il oscille entre détermination et maladresse face à un rôle qu’il est obligé de jouer sans pour autant perdre de son humanité. Plus encore, on la voit grandir à mesure de ses rencontres et de ses amitiés nouées. Autour de lui, des seconds couteaux qui sont loins d’être en reste dont Lorenzo Lefebvre et sa ténacité revigorante ou encore le surprenant Robin Migné (vu dans la série Skam France) qui capte la caméra avec sa jeunesse et sa fureur. Preuve ultime que le combat n’a pas d’âge.
En pleine tourmente de la réforme des retraites, L’Établi tombe à point nommé. Nous rappelant que le combat individuel est bien, mais le combat collectif est mieux surtout face à un patronat prêt à tout pour réduire au silence le petit peuple. Une dissection intelligente et passionnante (malgré quelques petites longueurs pas bien méchantes) du monde ouvrier et de son aliénation.
L’Établi réalisé Mathias Gokalp. Écrit par Nadine Lamari et Mathias Gokalp. Avec Swann Arlaud, Mélanie Thierry, Denis Podalydès… 1h57
Sortie le 5 avril 2023