[CRITIQUE] – Juré n°2 : Justice, levez-vous !

À 94 ans, Clint Eastwood est toujours présent et nous livre son 41ème long métrage. Une pierre de plus à l’édifice que bâtit le réalisateur depuis 2011 et J. Edgar, posant son regard sur l’histoire de l’Amérique à travers des figures contemporaines. Au contraire de Chris Kyle (Bradley Cooper dans American Sniper), Chesley Sullenberger (Tom Hanks dans Sully), Anthony Sadler, Aleksander Skarlatos, Spencer Stone (se jouant eux-mêmes dans Le 15 h 17 pour Paris) et Richard Jewell (Paul Walter Hauser dans Le cas Richard Jewell), le personnage principal de Juré n°2, Justin Kemp (incarné par Nicholas Hoult) est fictif. Il a néanmoins en commun avec les précédents de représenter une facette de l’Américain moyen, ce qu’Eastwood met en images dès le premier plan du film où Allison (Zoey Deutch), femme de Justin, apparaît les yeux bandés en prolongement de la déesse de la justice Thémis, représentée dans le générique. En un plan, cette introduction se prolonge dans la chambre du futur bébé, la situation familiale de Justin et Allison est établie. L’efficacité narrative d’Eastwood joue de ce double symbole famille/justice : si l’on peut penser initialement qu’il y dresse une sorte de miroir, le bon Américain moyen pouvant être naturellement épris d’un sens du devoir, il crée en réalité dès ces premières images son propos sur la dualité. La justice devient l’antagoniste invisible d’un être qui s’est pourtant évertué à être droit.

L’élément déclencheur, lui aussi valeur d’introduction du film, se fait autour d’un procès pour meurtre où Justin est appelé à être juré, l’accusé – James Michael Sythe – étant jugé pour avoir tué sa compagne. Détaillant avec efficacité les différentes étapes précédant le début du procès – dont la sélection ou la récusation des jurés mettant en avant plusieurs personnages importants de l’intrigue – Eastwood dissimule tout doute quant aux faits lors de leur description. Par l’intermédiaire d’un montage alternatif où ces derniers sont montrés à l’écran pendant que la procureure les détaille à l’oral, le réalisateur nous donne un coup d’avance : notre héros – Justin Kemp – pourrait être le responsable de la mort de la victime. Dès l’instant où ce dernier comprend sa possible implication, le réalisateur intègre son point de vue au montage. Une séquence à triple point de vue, celui des jurés lors de la description des faits, celui de la procureure Killebrew (Toni Collette) lors de la reconstitution visuelle et celui de Kemp qui se remémore cette soirée. Des séquences filmées caméra à l’épaule, comme pour placer le spectateur lui-même en témoin direct des événements. Des passages qui tranchent avec le reste du long-métrage où les cadres sont précis, la caméra peu mobile et ses mouvements au steadycam. C’est alors le point de vue du réalisateur qui prend le dessus, racontant l’histoire au spectateur.

Une mise en place qui prend tout son sens quelques minutes plus tard lorsque les délibérations débutent. Tous les jurés votent coupable à l’exception d’un seul, Kemp lui-même. Le spectateur s’attend à un déroulé similaire à celui de Douze hommes en colère (Sidney Lumet, 1957), la situation de départ étant la même. En nous enfermant dans cette salle de délibérés, Eastwood brouille les pistes quant à son sujet. Il s’intéresse à ces dialogues, cette tentative du vrai coupable de considérer le destin du faux. Les joutes verbales sont filmées en mettant systématiquement au centre du cadre le personnage qui fera évoluer la tendance. D’abord Kemp, seul dans le cadre pour souligner son isolement face au reste des jurés, puis Tchaikovsky (J.K. Simmons), ancien flic à la retraite, et enfin Marcus King (Cedric Yarbrough), père de famille convaincu de la culpabilité de Sythe. Une mise en place en deux temps où d’abord le personnage est isolé du cadre au sein d’un plan large avant que la caméra ne focalise toute son attention sur lui, plaçant le spectateur dans la peau de l’un des jurés en question.

La question, justement, que pose Eastwood est de savoir si un homme – aussi mauvais soit-il – mérite d’être condamné pour un crime qu’il n’a pas commis. Toute l’ambiguïté réside dans la présentation qui est faite de James Michael Sythe, introduit comme un homme violent que l’on imagine sans problème frapper sa compagne (ce qui est suggéré lors de la séquence retraçant le soir de sa mort). On apprend même par la suite qu’il est membre d’un gang et participe à de nombreuses activités illégales. Mais le rôle de la justice, comme présentée lors de la sélection des jurés, est de juger les faits qui se sont produits, pas la position morale qu’elle pourrait avoir quant à ce qui entoure le détenu. Eastwood présente le coupable idéal, suggère que les preuves sont accablantes au détour d’un dialogue entre la procureure Killebrew et l’avocat chargé de défendre Sythe. Le spectateur se retrouve dans la position des jurés convaincus de la culpabilité de ce dernier avant de voir déconstruire leurs acquis.

Eastwood déploie le cheminement inverse concernant le personnage de Justin Kemp. Bien qu’il fasse peu de suspense sur sa culpabilité – accidentelle – dans la mort de la jeune femme, le film prend bien soin de rendre le personnage empathique. Pris dans un tiraillement mis en avant par les raies de lumières qui traversent son visage, Kemp se retrouve à choisir entre une conduite morale qui l’enverrait en prison (son avocat – incarné par Kiefer Sutherland – lui affirme que c’est ce qui l’attend s’il se dénonce) et sa famille qu’il abandonnerait en cas de dénonciation. Pendant la majeure partie du film, Eastwood révèle des éléments biographiques du personnage afin de placer le public de son côté (son passé d’alcoolique qu’il combat, la fausse couche de sa femme). Il s’agit surtout de mieux retourner la situation et de mettre en évidence le machiavélisme dont il est capable pour s’en sortir bien que, puisque nous sommes de son point de vue, nous ne pouvons pas immédiatement le percevoir comme tel. Sans jamais l’appuyer de traits d’humour qui gâcheraient ses effets, Juré n°2 joue d’une ironie certaine.

Au milieu de ces deux cas, reste la justice. Une séquence de dialogue entre Kemp et Killebrew sert à donner le point de vue du réalisateur sur la question. Devant le palais de justice, le retour de la déesse Thémis – filmée en amorce – surplombe le personnage de Killbrew, assise sur un banc en arrière-plan. Une image symbolique, comme si la déesse jugeait la procureure sur le fait qu’elle ait justement manqué à son devoir de rendre la justice pour des ambitions politiques. Comme si cette dernière ne pouvait être rendue lorsque les individus sont épris d’autre chose. Loin de tout manichéisme, le réalisateur met en avant les ambiguïtés de ses personnages, tel Resnick, l’avocat de Sythe, le seul convaincu de l’innocence de son client dès le début mais qui finalement n’est pas affecté par la sentence finale puisque cela valide la promotion de son amie Killebrew. La vision de la justice qu’ont les personnages est variable selon leurs intérêts. Sera-t-elle donnée à l’avenir ? Eastwood laisse la question en suspens, mais le plan final apparaît comme un jugement du réalisateur envers son personnage principal et un encouragement au contraire à assumer les conséquences de ses actes. Le procureur Eastwood a brillamment réussi sa plaidoirie.

Plaidoirie mettant en évidence les défaillances de l’ensemble des composantes d’un système judiciaire qui s’apprête à condamner à la perpétuité un homme pour un crime qu’il n’a pas commis. En libertarien convaincu (mouvement né aux Etats-Unis considérant que l’Etat et toute institution collective empiète sur les libertés individuelles, ndlr), le réalisateur pointe ici la responsabilité individuelle des différents protagonistes, que ce soit par ambition personnelle (la procureure), dilettantisme (le médecin légiste) ou par des biais de confirmation non-remis en cause (l’ensemble des jurés). Difficile de ne pas penser au procès d’O.J. Simpson, dont les mêmes protagonistes avaient innocenté l’ancien footballeur malgré des preuves évidentes de sa culpabilité, dans un procès sous fond de tensions raciales au plus haut quelques années après le passage à tabac de Rodney King. On pourrait reprocher à Eastwood de ne pas mettre en avant également le racisme de ces institutions qui mettent en prison des innocents par le simple fait de leur couleur de peau. Ce qu’Eastwood a justement déjà mis en avant – de façon moins convaincante certes – dans Jugé coupable en 1999, tout comme il reconnaissait à l’époque des parallèles dans Impitoyable (1992) avec l’affaire Rodney King à travers le traitement des personnages de Morgan Freeman et Gene Hackman. Un point de vue discutable sans doute, mais certainement pas incohérent.

Juré n°2, de Clint Eastwood. Ecrit par Jonathan Abrams. Avec Nicholas Hoult, Toni Collette, J.K. Simmons… 1h54
Sorti en France le 30 Octobre 2024

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