Si tout a été dit sur Citizen Kane, ça n’emporte pas le même constat à propos du génie de son réalisateur. Le monde entier a entendu parler du plan séquence introduisant La soif du mal, moins de la maestria absolue qui s’ensuit jusqu’aux crédits. Voici, en quelques paragraphes, une pièce glissée dans une machine qui poursuivrait les enjeux précités.
Un riche américain, Linnekar, est tué à la dynamite en franchissant la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Comme à son habitude, le policier Quinlan s’apprête à déballer son intuition et ses us peu protocolaires afin de boucler l’affaire. C’est sans compter sur l’implication de Vargas, un notable mexicain droit dans ses bottes. Les méthodes des deux hommes entrent en collision et leur entourage respectif n’est pas épargné.

Le film offre ses premiers plans à Quinlan en lui concédant parfois la profondeur de champ, tandis qu’Orson Welles lui donne sa voix. Le passé n’intervient que par réminiscences mais lui est tout autant consacré. Seul le futur échappe à ses griffes, il demeure l’apanage de Vargas : si La soif du mal décrit les exactions d’un homme de justice, il s’épanche également sur les tribulations de son adversaire pressé de filer sa comédie romantique. Mais le nœud aux desseins heureux de Vargas se révèle être son souci démocratique. Ou plutôt est-ce Vargas lui-même, le nœud de l’affaire : le film s’ouvre sur un plan à la dynamite réglée sur trois minutes, et sur une ingénierie visuelle qui impose le destin fatal des occupants de la voiture, de leur assassin et de la police locale d’un même élan. En effet, le couple Vargas happe la caméra, au départ minutieusement fixée sur les futures victimes, en prend possession et franchit la frontière. Seule l’explosion sépare leur baiser, et encore ; elle surgit au prix d’une émanation sonore sacrifiée dans le hors-champ. Il ne s’agit plus de jouer selon les règles prouvées et éprouvées de Quinlan, ni celles des criminels de la ville. Si Charlton Heston incarne Vargas, c’est bien pour jouer un rôle charnière.
Un portrait explosif de la ville est brossé dès la première séquence, en la dévoilant tortueuse mais dénuée de triche au montage. Les avertissements pullulent ; on apprend rapidement que les voitures peuvent exploser (or les personnages y ont souvent recours) et le tag d’une silhouette féminine est brûlé à l’acide. Si on a l’esprit cartographe, l’envie nous prend d’y reconstituer un espace urbain débullé, où il fait toujours nuit, parsemé de neveux Grandi entre les colonnes. La musique de Henry Mancini est sublime mais sonne toujours un poil hors-ton ; ce qu’il faut de dérangeant pour se laisser entraîner dans la danse avec gourmandise, en sachant qu’il faut rester sur ses gardes. Welles nous prend à la gorge à chaque image survenant après celle durant laquelle on digère déjà la précédente. Le monsieur n’éprouve aucune sympathie pour toute forme de sobriété énergétique.

D’un point de vue narratif, summum de complexité et facilité extrême peuvent déconcerter tout autant. À l’instar du Grand sommeil de Hawks, les amateurs se repaissent plutôt des moments de bravoure offerts par la symphonie des scènes, créées par un maestro au firmament de son art. Mais cette bravoure emprunte plusieurs sens parce que La soif du mal démontre un courage, ou plutôt une prétention qu’on ne saurait reprocher à son cinéaste ; il faudrait même l’en remercier. Le film ne propose pas un quasi conventionnel mélange des genres, mais procède à un désossement brutal du sujet et des images pour fusionner les muscles d’une créature de Frankenstein. Au diable les pistolets et mouchards, voici un baroque intransigeant. Le roi déchu Quinlan orchestre la troupe jusqu’à ce que l’écho de ses sermons ne se retourne contre lui. Et là, étendu tel Othello sur son lit de détritus, la rivière le dessoude sous une frontière en carton-pâte.
Dès sa première apparition à l’orée d’un bûcher ardent, Quinlan transfère au scénario superficiel une dimension organique. Suivant les intuitions de sa jambe malade, son visage tuméfié par les barres chocolatées s’abat en bec de prédateur sur les yeux révulsés de ses proies. Il nous regarde sans cesse de haut en barrant l’horizon avec ses épaules. La caméra est ployée, apeurée, elle cherche son souffle dans l’arrière-plan.

En fossiles exhumés par Vargas sous la carrière du géant d’argile, les pièces à conviction de Quinlan servent une vérité à atteindre sans concession quant aux moyens entrepris. Le propos du film ne s’éparpille pas à contester les vérités acquises par le policier abusif ; du procès Grandi ou du meurtre de Linnekar, la résolution importe peu. Le dynamiteur avoue son mobile et ses méthodes dès la première heure du film – certes avec ironie –, martelé par les plans séquences intrusifs chez lui. Le temps s’y dilate alors qu’on polémique sur le langage et que mille tourments assaillent le suspect. Le temps explose ensuite en dix minutes diégétiques, par un coup de téléphone et les nombreux allers et retours d’une farandole de visages.
Cette fragmentation temporelle survient aussi par la superposition des espaces. Lorgnant en direction de la bande-dessinée, le montage fait se succéder des cases contradictoires pour créer des séquences à la mise en page grotesque. Durant l’appel entre Vargas et sa femme, le premier plan dédié à la marchande aveugle répond à la posture lascive et en nuisette de la jeune américaine. Relevons aussi la scène de home invasion où s’insère le décor paisible du tripot de Tanya. La victime du motel semble subir les regards de ses assaillants pendant une éternité. Elle est dévorée du regard avant d’être suppliciée. Mais de quelle manière ? Par la figure virginale du veilleur de nuit incapable de s’approcher du lit où le crime surviendra, et par des justifications après-coup, Welles cherche à apaiser la censure. Il contredit vainement ce que la mise en scène explicite : le viol et la prise de drogues dures.

La victime n’a en l’espèce rien d’une figure passive. Au contraire, Susie Vargas de Philadelphie déborde d’un aplomb incompatible avec les murs resserrés de La soif du mal. Elle se cogne, plonge d’une fenêtre à l’autre. On cherche à l’assourdir, la retenir, et du big bang jaillit un comique burlesque. Malgré son port altier, l’excellente Janet Leigh incarne elle aussi une poupée du carnaval mis en scène par Welles.
Son mari ne s’y dérobe pas plus, distendu entre devoir et amour. Il achève son tour de piste déguenillé. Seule Tanya, recluse dans sa grotte aux souvenirs, parvient à s’y soustraire par la focale et la fumée qui rappelle le cinéma de von Sternberg. Elle conclue le film en s’évaporant dans le flou et demeure l’unique témoin, spectateurs compris, d’une grandeur déchue de Quinlan – a contrario d’un Eddie Bartlett chez Raoul Walsh. S’en ressent l’oraison funèbre « he was a kind of a man », qu’on imagine comme un « he used to be a big shot » plus mystérieux, plus avare dans la relation que les deux personnages ont un jour partagée. Orson Welles, archéologue, touche à la mélancolie d’une époque évoquée, sans que le film ne montre plus que des tessons éparpillés par quelques notes de piano mécanique.
La soif du mal, réalisé par Orson Welles. Écrit par Orson Welles d’après le roman de Whit Masterston. Avec Charlton Heston, Janet Leigh, Orson Welles… 1h35
Sorti le 8 juin 1958